Je l’ai dit, écrit et répété maintes fois à qui veut bien m’entendre – c’est-à-dire personne, viarge, étant entourée de narcissiques et d’abrutis, mais surtout parce que je suis une nobody -, mais aujourd’hui, à l'ère de cette interminable autopromotion et de cette glorification du moi instantanée, plus personne ne veut être ordinaire (Être ordinaire). Et Déesse sait qu’on aime le monde « extraordinaire » et les maudites vedettes dans ce quasi-pays, comme partout ailleurs d’ailleurs. C’est le nouveau mal du siècle.
Or l’avantage d’être une nobody, une pure inconnue, vierge en Facebook, en réseaux sociaux, loin des trolls et encore connectée à la réalité, chers amis ? Vous rencontrez toujours des gens, dans la vraie vie, qui eux parlent, se confient à vous, s’ouvrent comme des fleurs, vous révélant ainsi le fond de leur pensée tout comme leur vie dans ces moindres détails.
Benoit, par exemple, travaille dans un café à Montréal. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a tout déballé, raconté sa vie de « jet-set » en un rien de temps : son homosexualité assumée et particulièrement flamboyante, sa dépendance au sexe, ses sorties endiablées dans le Village, ses « chaudes » soirées dans des saunas avec - attention oreilles sensibles - « des battes partout », ces nombreux hommes avec qui il baise, grâce à des applications de « rencontres » de ce genre, des dangers qu’il coure parfois (comme la fois où il a dû appeler la police chez lui), ainsi que ses voyages en Asie, cet homme « plus âgé » qui « l’entretient », ses études à temps très, très partiel, tout cela accompagné de photos sur son iPhone évidemment, de son compte Instagram, en plus de démonstrations live des « apps » en question, histoire de déniaiser « matante »… « Quoi ?! T’es pas sur Facebook ?... What the fuck ?! » Scandale. Pauvre madame, elle n’existe même pas dans ce monde parallèle…
Ça, c’était les vingt premières minutes de notre entretien… Il venait de terminer son quart de travail, et moi j’étais là par hasard, l’écoutais sans broncher, tout en sirotant mon allongé. « J’espère que ça ne te choque pas trop ce que je te dis là, "matante" ? », m’avait-il demandé au cours de cette logorrhée. « T’inquiète Benito, que je lui avais répondu, j’en ai entendu d’autres, tu sais. J’ai écouté plein de monde dans ma vie, connais plein de secrets sur plein de gens dans cette ville... »
La dernière fois que j’ai croisé Benoit, la place était bondée. Et comme il se désolait de ne pouvoir « m’offrir » les dernières péripéties de sa vie fort excitante, il a donc signé mon reçu de caisse en guise de « compensation ». Si, si, son autographe… « Garde-ça précieusement, ma belle, m’a-t-il envoyé, fier comme un roi. Ma signature va valoir beaucoup d’argent dans pas longtemps. » Tsé ? La vie des gens riches et célèbres...
Notons au passage que Benoit ne connaît ni mon prénom, ni mon "occupation", ni rien à propos de moi d’ailleurs. Il sait seulement que je suis capable de me taire et d’écouter les gens, de parfaits inconnus… qui seront un jour (re)connus. C’est déjà bien assez, non ? …
Noor, elle, est sans conteste une des plus belles femmes que j’ai rencontrées de toute ma vie. Noor, en passant, signifie lumière en arabe, et elle porte magnifiquement bien son nom. D’origine égyptienne, jeune trentaine, Noor est sublime, lumineuse, grande, possède de superbes yeux perçants de féline, multicolores et indescriptibles, une longue chevelure ébène, bref, elle est ravissante, resplendissante, belle sans bon sens. Cléopâtre peut aller se rhabiller, Monica Bellucci aussi. Vous voyez ce que je veux dire ?
C’est une beauté tellement impressionnante qu’elle vous glace sur-le-champ, vous saisit, vous paralyse. Les premières minutes en sa présence, vous restez là, complètement pantoise, envoûtée, ensorcelée par autant de beauté. Moi-même, pourtant hétéro et particulièrement critique envers tout ce qui brille pouvant aveugler le regard et donc le jugement - comme les unicornes, les tutus et les bébelles avec des glitters dessus -, j’étais complètement médusée, hypnotisée, déroutée et, bizarrement, sans mot. Disons que c’est plutôt rare… Même qu'elle aurait pu me vendre n’importe quoi, alors que je n’ai pas une maudite cenne pour rien.
Après quelques minutes de conversation ensemble, in English, je lui ai demandé si elle n’était pas tannée, ou même parfois insultée, de se faire parler d’abord de sa beauté, au détriment de ses qualités, de son intelligence, compétences, aptitudes, personnalité, etc. Elle a éclaté de rire sans jamais répondre à la question. Peut-être par modestie, mais peut-être aussi parce que non, on ne se tanne pas vraiment (innocente) de constamment se faire rappeler qu’on est d’une exceptionnelle beauté…
Un peu plus tard, j’ai remarqué cette affiche, sorte de « pensée du jour » bien en vue dans ses effets personnels : « Just Be Your Selfie ». Et n’est-ce pas là la quintessence de l’« être extraordinaire » aujourd’hui ? Non plus d’être son best self, mais juste et simplement son best selfie, la meilleure image de soi-même ?
Plus rien à voir avec les accomplissements d’un individu, ses talents, réalisations, qualités intrinsèques et le reste, mais bien avec la projection de ce que l’on croit être, à tort ou à raison, la diffusion constante d'une image glorieuse, les apparences du succès, matériel fondamentalement, passer maître dans l’art de la représentation du moi, la forme avant le fond, voire sans aucun fond, s’affichant ainsi au grand jour, sans aucune réserve, étaler sa pseudo-réalité, comme toutes les photos de ces jolis cafés avant de les consommer, multiplier les images de soi, retouchées, fardées, saupoudrées de brillants étincelants ou agrémentées d’accessoires loufoques, parler, parler et parler encore, de soi essentiellement, pérorer, discourir, s’écouter parler, sans jamais vraiment tendre l’oreille à l’autre ni même reconnaître sa simple présence, à moins qu’il/elle soit plus « extraordinaire » évidemment, un modèle à suivre, quoi, comme une grosse vedette égocentrique ou un ridicule influenceur insignifiant, afin de devenir, à son tour, un « illustre » personnage, une star, une « célébrité », un être enfin « célébré », gavé aux « like » et aux « j’aime », l’égo gonflé à bloc, surdimensionné, parfaitement inconscient, en revanche, qu’ils se transforment tous, et désespérément, en véritables esclaves des autres, et ce au XXIè siècle mesdames et messieurs, en manque constant de cette dose quotidienne, voire continue, mais néanmoins insuffisante, de popularité.
C’est à pleurer, cette époque.