Les pubs nous invitent constamment à se démarquer du lot, à s’élever au-dessus de la mêlée, à être « plus ». Partout, invariablement, c’est le dépassement de soi qui compte. Et pas moyen d’avoir la paix, même cinquante pieds sous terre.
Dans le métro, elles sont placardées ici et là, et encore là, ma foi... « Visez haut », nous suggère un certain collège. « Le succès est à votre portée », nous lance un cabinet d’avocats. Et, why not coconut, « Devenez un héros de la recherche », alors qu’il s’agit en fait de recruter des participants pour des études cliniques. Fabuleuse propagande pharmaceutique. Même pas besoin d’un doc ou d’un post-doc et vous serez un « héros de la recherche » en devenant un rat de laboratoire qui gobe des médicaments dont on ignore encore les effets secondaires. Pis quoi encore ?
Dans les années 70, les Québécois chantaient « On est 6 millions, faut se parler » (1975) dans leur salon, en buvant de la bière. Robert Charlebois, lui, « Je suis un gars ben ordinaire... » et l'envers sombre du chanteur populaire. Dans les années 80, la notion de collectivité a été remplacée par l’individualité - « Moi, j’bois mon lait comme ça m’plaît » (1981). Les années 90 ayant beurré épais sur les concepts de la performance et du carriérisme, la compétition est vite devenue l’incarnation du mérite, du succès, de l’achievement, de la réalisation de soi. (Maslow, essentiellement humaniste, devait se retourner dans sa tombe, d’autant plus que les « marketeux » se sont emparés de sa pyramide…)
Cette compétition aveugle, sans relâche et sans merci existe non seulement avec les autres mais aussi avec soi-même. Selon plusieurs sites psycho-pop et pseudo-coachs de vie, d’ailleurs, « le dépassement de soi est une compétition dans laquelle le seul adversaire à affronter est soi-même, ses propres limites. Le succès dans cette compétition n'engendre pas de vaincu et ne se fait donc pas au détriment d'autrui. Au contraire, les tiers contribuent souvent à dépasser ses limites. »
Pas de vaincu ? Pas convaincue.
La réalité est que bon nombre d'individus peinent déjà à être eux-mêmes, à s’émanciper d'un traumatisme infantile, à panser leurs profondes blessures d’abandon, de négligence, d’abus, et les autres, avant d’assumer pleinement qui ils sont, réellement, véritablement, avec leurs forces, leurs faiblesses, leur personnalité, leurs différences, talents, défauts, vulnérabilités, et j’en passe. Dans un tel contexte, se surpasser soi-même semble impossible, sinon tout un programme, dans cette vie imparfaite, parsemée d’embûches et d’aléas. Difficile de voler haut quand une faible estime de soi plombe les ailes. Et le sentiment de culpabilité, voire d’infériorité, que faire naître cette demande incessante à toujours se hisser plus haut, à jouer les héros et atteindre les sommets mine les gens de l’intérieur.
Car être simplement soi, moyen, ordinaire – quoi de plus humain –, sans œil externe pour rassurer qu’on existe encore, ne suffirait plus. Du monde ordinaire - pfft ! -, on n'en a rien à faire des gens ordinaires. On veut de l’incroyable, de l’inusité, de l’original, du génial, du spectaculaire, du sensationnel, de l’époustouflant, en somme, des gagnants, avec ce « full-quelque-chose », ce je-ne-sais-quoi encore, à l’ère de la célébrité à tout prix, du « branding », de l’« endorsement », de ce factice « positionnement » sur le marché, accompagné d’un contrôle absolu de l’image, laquelle sera ensuite diffusée à profusion par les médias, gavant ainsi, et lamentablement, un peuple affamé de wannabes.
L’Histoire nous le montre pourtant, l’être humain a toujours été médiocre. Être extraordinaire relève de l’utopie, de la glorification du moi ou de quelques rares exceptions, des individus singuliers, de vrais génies, comme Albert Einstein ou Marie Curie. Et non, tout le monde n’est pas génial.
Mais la société nage dans le délire, noyant le poisson de la vraie authenticité – pas celle sciemment affichée par souci de plaire au plus grand nombre – qui veut dire « conforme à la réalité ». On en est bien loin.
Peut-être qu’un jour on admettra que les valeurs individualistes basées sur la compétition, plutôt que l’altruisme et la collaboration, chaudement prônées depuis les années 80-90, étaient en fait une grave erreur de parcours – l’erreur est humaine –, grande responsable de ce fléau, de ce grand vide intérieur qui afflige tant de gens en manque de malbouffe affective qu’est la popularité.
Peut-être qu’un jour on comprendra que le prix décerné à ces « gagnants », aux winners de ce monde, ces étoiles filantes, se résumait en réalité au confort matériel. Quoi de plus médiocre en effet, et franchement ordinaire. Aussi bien dire la négation de soi.
Toujours dans le tunnel, une fille dans le métro me ramène rapidement les deux pieds sur la terre ferme avec cet imprimé sur son chandail : « Abolish capitalism. Smash the state. For a free humanity. For anarchism. ». Yes sir, oui Bob. Tout est là, tout a été dit. On peut « juste » être soi-même, ben ordinaire.
« Just do it », nous dira l’autre.