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«Boléro» (2024), l’art de massacrer la danse et la chorégraphe

 

Réalisé par Anne Fontaine (Coco avant Chanel), le film Boléro (2024) porte sur la vie du pianiste et compositeur français Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) durant la création de ce qui deviendra son plus grand chef-d’œuvre, le Boléro, commandé par la danseuse et mécène Ida Rubinstein (Jeanne Balibar). Alors que Ravel connait pourtant un certain succès à l’étranger, il est néanmoins hanté par le doute et en panne d’inspiration. 

Les faits entourant la vie de Maurice Ravel ont évidemment été retracés pour la réalisation de ce film biographique, mais, étrangement, aucune recherche ne semble avoir été effectuée pour respecter les faits, les événements et, surtout, la vérité entourant l’œuvre chorégraphique pour laquelle cette œuvre espagnole fut composée et sans laquelle cette musique de Ravel n’aurait jamais vu le jour. 

Dans ce film inégal et tout en longueur, la réalisatrice française n’en avait clairement rien à faire ni à cirer de la danse, des faits et de la réalité entourant cette prestation historique à l’Opéra de Paris, le 22 novembre 1928, qui bouleversa pourtant les codes esthétiques et la critique de l’époque. 

Cela se constate d’abord dans le choix de sa « Ida Rubinstein », surjouée par une Jeanne Balibar caricaturale qui ne sait malheureusement pas danser. Disons que c’est là un problème majeur puisque la danseuse étoile doit briller au centre de la scène. Hélas, cela ne se produira pas. Malgré les efforts physiques de l’actrice et quelques mouvements et clichés chorégraphiques réussis ici et là, l’actrice et chanteuse française n’est clairement pas une danseuse. C’est plutôt désagréable à voir, et même, par moments, insupportable à regarder. 

Le diable (au corps) est aussi dans les détails 

Pis encore, on laisse croire aux spectateurs, dans ce film de deux heures, que cette chorégraphie créée sur la musique haletante de Ravel était le fruit de la danseuse et « chorégraphe » Ida Rubenstein. Rien n’est plus faux. Issue d’une riche famille, Rubenstein était certes danseuse, mais fut surtout une mécène privilégiée du milieu des arts de la scène qui avait les moyens financiers de commander des œuvres musicales, d’embaucher des chorégraphes pour œuvrer au sein de sa propre compagnie et de louer elle-même l’Opéra de Paris afin de s’y produire. On est diva ou on ne l’est pas. 

Si la réalisatrice française avait eu le moindre respect pour cette œuvre chorégraphique créée en 1928, Boléro, qui est, rappelons-le, l’objet et le sujet de son film, elle aurait pris la peine d’ouvrir ne serait-ce qu’un seul livre sur l’histoire de la danse et Ida Rubinstein pour découvrir que cette chorégraphie fort sensuelle à saveur espagnole était en réalité la création d’une grande chorégraphe, nulle autre que Bronislava Nijinska

Or, non seulement le personnage de Bronislava Nijinska n’apparait nulle part dans ce long métrage, mais la chorégraphe de génie (qui œuvra toute sa vie dans l’ombre de son frère Vaslav Nijinski) n’est même pas mentionnée ! C’est pourtant un fait bien connu et écrit partout ; Bronislava Nijinska occupa le poste de directrice artistique de la compagnie de Rubenstein de 1928 à 1931. Et c’est elle seule qui chorégraphia, entre autres, ce boléro de seize minutes, s’appuyant sur la musique répétitive et en crescendo de Ravel. 

Qu’en disait la critique en 1928 ? Rien de plus facile à trouver : « À peine seize minutes de danse, mais l’effet rythmique et visuel est saisissant et les réactions immédiates ne se font pas attendre. L’ensemble de la critique ne peut que louer le tour de force de [Maurice] Ravel, la beauté des décors de [Alexandre] Benois et la chorégraphie de [Bronislava] Nijinska. » 

Et comme si l’insulte au domaine de Terpsichore n’était pas suffisante, l’épouvantable « pestacle » sur scène montré dans ce film ne respecte en rien la chorégraphie originale, le travail chorégraphique de Nijinska, nous montrant des femmes et des hommes dansant follement et frénétiquement autour de l’extravagante Rubinstein. Il n’en fut rien. 

À nouveau, si la réalisatrice française s’était donné la peine de faire la moindre recherche sur cette œuvre chorégraphique de 1928, elle aurait tout de suite découvert qu’il s’agissait plutôt de vingt danseurs, « vingt mâles » qui dansaient, tournoyaient et trépidaient sensuellement autour de la diva excentrique : 

« […] Vingt mâles fascinés par l’incantation charnelle d’une seule femme […] Par l’ondulation des bras et la torsion de la taille, par l’envoi contourné de sa basquine, par le pied, aussi, qui trace des cercles à terre, la danseuse dessine les contours de la mélodie […] Les vingt hommes qui, par leurs trépignements et leurs battements de paumes, marquent les accents, forment une batterie aux timbres divers […] Chaque da capo fait croître l’intensité de l’effet : le premier danseur, M. Vilzac (sic), rampe et se tord, martyrisé par le rut et le rythme. » Or, rien de tout cela n’est montré ni même suggéré dans ce film… 

Et finalement, pour couronner ce fiasco chorégraphique/cinématographique, on clôt le film avec une prestation du danseur étoile de l’Opéra de Paris, François Alu. Mais que vient faire ce mec dans toute cette histoire de Boléro ? Rien. Un clin d’œil à Bronislava Nijinska n’aurait-il pas été plus pertinent ? Une mention peut-être ? Un hommage à cette femme, une des rares chorégraphes de son époque ? Mais non. Comme d’habitude, on en a encore que pour les garçons, les mecs qui dansent, les « génies » (toujours masculins) de la musique et de la danse. Y’en a marre. 

Ce chef-d’œuvre de Ravel, le Boléro, n’aurait jamais vu le jour sans la commande très spécifique de la danseuse Ida Rubinstein. Et pourtant, on a massacré tout cet aspect. Ce film sabote sans vergogne la danse, la qualité de la danse, la chorégraphie, en plus d’avoir sauvagement effacé la créatrice, la femme, la vraie génie derrière cette chorégraphie, Bronislava Nijinska. Aurions-nous accepté autant de faussetés et d’erreurs factuelles concernant le travail et la musique de Maurice Ravel ? Jamais de la vie ! Mais lorsqu’il s’agit de danse, tout le monde s’en balance. 

La honte ! Oui, voilà ce que je dis. Honte à cette réalisatrice française d’avoir effacé la grande danseuse et chorégraphe Bronislava Nijinska de cette histoire. Du pur mépris envers la danse, l’histoire de la danse, les faits, la vérité et la place des femmes dans l’Histoire. Du grand n’importe quoi, projeté sur grand écran de surcroît. 

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À lire : Nijinska, l’autre génie de la danse (21 fév. 2022) 

Jacques Depaulis, Ida Rubinstein: une inconnue jadis célèbre (H. Champion, 1995)

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