Poursuivi en justice pour des agressions sexuelles et des viols qu’il aurait commis à l’endroit de plusieurs femmes, un homme connu du grand public subit un procès. Dans le cadre de ces procédures, des témoins défilent à la barre. Parmi ceux-ci, des amis de longue date, des proches, des collègues et d’anciens collaborateurs venus témoigner en faveur de l’accusé. Tous soulignent sa belle personnalité, le grand homme qu’il a toujours été. Ils le connaissent bien ; cet homme n’est pas un agresseur. Au contraire, il a toujours joui d’une excellente réputation.
C’est un homme « charmant, courtois, poli et respectable » tant envers les hommes que les femmes, répéteront-ils. Il est « un peu flirt », certes, « comme bien d’autres ». Mais personne n’a souvenir qu’on ait parlé en mal de lui. Jamais. Parfois, il est vrai, il a pu se montrer insistant envers quelques femmes, affirmera lors d’une entrevue un excellent ami depuis le Vieux Continent. Mais on parle ici d’un « dragueur lourd », pas d’un violeur. De là à insinuer des agressions sexuelles et laisser tomber un pote dans le pétrin sur de simples rumeurs et allégations, alors là, pas question !
Il s’est fait des « ennemis », insiste un prestigieux témoin, ça, c’est sûr. « Il a eu un succès hors norme et a dérangé beaucoup de gens en bouleversant les choses dans le milieu de la culture. » Mais ce « n’est pas un agresseur. Je ne le connais pas comme ça. Je n’ai jamais vu ça. » Et quel dommage de voir cet homme s’effondrer « et avec lui tout ce qu’il avait mis des années à construire. » Cet homme « n’est pas un ogre », conclut l’ancien politicien. S’il l’est, déclarera pour sa part un artiste, c’est alors « le meilleur comédien du monde ». Car il existe un « grand écart » entre l’homme qu’il connait et les gestes qui lui sont reprochés par les victimes présumées.
Tous ces individus disent très certainement la vérité. Après tout, ils témoignent sous serment. Il n’y a aucune raison de douter de leur bonne foi. En revanche, serait-il possible que tous ces gens n’aient rencontré qu’un seul côté de leur bon ami, le Prince ?
Le Prince contre l’Ogre
Dans son roman La Porte du fond (Grasset, 1988), l’écrivaine française Christiane Rochefort raconte l’inceste qu’elle a subi, durant son enfance, aux mains de son père. Décortiquant les mécanismes de la domination paternelle, Rochefort écrit : « Son bonheur pour deux se passait du mien. Lui là-bas dans sa gloire, moi ici noyée dans mon indignité. D’où il était il ne me voyait pas. Moi je voyais le Prince qui devient Ogre à la nuit. Le matin, bon. C’est pareil. »
Le Prince, c’est le personnage public, l’homme plus grand que nature, ambitieux, jovial, intelligent, affable, accompli. Le Prince peut très bien avoir réalisé de grandes choses dans sa vie. L’un n’empêche pas l’autre. Forcément, tout le monde ne rencontre pas le versant sombre, pervers et odieux du brillant personnage, l’Ogre. Et c’est tant mieux. Mais les victimes, elles, présumées et avérées, peuvent en parler. Elles l’ont vu à l’œuvre. Il ne ressemble en rien au Prince. D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait le même homme. Même physiquement, il se transforme. Son visage, ses yeux, son regard, son énergie ne sont plus les mêmes.
Dans un tel cas, ce n’est pas un « grand écart » qui existerait entre le Prince et l’Ogre, mais une rupture, une scission, une séparation. Le clivage du moi permet en effet cette coexistence, une cohabitation entre deux structures psychiques distinctes qui s’activent à différents moments, selon les situations, les personnes présentes, les opportunités. C’est le propre de l’être clivé.
Dans J’étais un autre et vous ne le saviez pas (2022), l’ancien espion français Olivier Mas relate les difficultés à agir sous une fausse identité. Or, cette dualité avec laquelle certains espions doivent composer se distingue nettement de celle des criminels qui se construisent une « deuxième personnalité » : « Ces derniers [les grands criminels] développent alors, pour se défendre des horreurs qu’ils commettent et éviter d’en subir directement les traumatismes, deux personnalités distinctes. L’une peut être parfaitement aimable, d’humeur égale. L’autre est la part sombre de l’individu, celle qui commet les crimes. La première rejette la réalité et la refoule. La seconde reconnaît ses actes. La particularité d’une personnalité clivée réside dans l’absence de communication entre les deux personnages. »
Similairement, des agresseurs sexuels peuvent « opérer » psychiquement de la même façon. À la cour, devant le public, les médias et les journalistes, le Prince rejette d’emblée la réalité qu’il a déjà refoulée. Le Prince nie tout en bloc. Ce n’est jamais arrivé. Impossible ! Il trouve ces histoires incroyables, des « scénarios » ; « c’est abasourdissant tellement ça n’a pas de sens ». Ces femmes se sont « inventé une vérité », persiste le Prince qui servirait de symbole pour une cause sur la place publique. Mais l’Ogre, lui, tapi, se souvient très bien.
Cependant, un problème majeur subsiste : c’est le Prince qui se présente au palais de justice. Si seulement on pouvait citer l’Ogre à comparaître.
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Image : capture d’écran de la photo d’Ivanoh Demers, Radio-Canada.