Accusé d’avoir tué le PDG de la première assurance santé privée des États-Unis, Brian Thompson, le 4 décembre 2024 à New York, Luigi Mangione subit son procès. Ces procédures pénales risquent d’être particulièrement longues en raison de multiples « technicalités » concernant les preuves admissibles ou non. Imaginez si les policiers, les premiers à l’avoir appréhendé en Pennsylvanie, n’avaient pas respecté les règles de base ni lu ses droits…
Mais ce qui retient surtout notre attention, jusqu’à présent, est l’attrait et la fascination qu’exerce la personne de Luigi Mangione sur nombreux individus. Comment expliquer cette fascination de milliers de gens pour un jeune homme qui tue un riche PDG à bout portant en pleine rue ? Notons au passage que, contrairement aux habitudes des Américains, aucune fleur ne fut déposée sur les lieux du crime en l’honneur ou à la mémoire de la victime, Brian Thompson, ni pour sa famille. Manifestement, on est ailleurs et la colère gronde.
Pire, la victime de ce crime fut sur-le-champ honnie par plusieurs sur les réseaux sociaux et le tueur « présumé » est, depuis décembre 2024, célébré, voire érigé en héros par bon nombre d’Américains comme ailleurs dans le monde. Certaines affiches dans les rues l’ont même élevé au statut d’un saint. Ce n’est quand même pas rien. À lui seul, l’évènement Mangione (qui a agi seul de surcroît) a braqué les projecteurs sur un phénomène connu de tous mais devant lequel nous nous sentons particulièrement impuissants, la violence économique de plus en plus brutale du capitalisme de plus en plus sauvage.
Même ici, à Montréal, l’image de Luigi Mangione a été récupérée par le Parti communiste révolutionnaire (PCR – oui, ça existe) sur nombreuses affiches, une icône à l’instar d’un Malcolm X. « Rejoins les communistes », pouvait-on lire sur les affiches placardées un peu partout dans le Quartier latin.
C’est donc dans le but de comprendre cette fascination pour Luigi Mangione que nous avons lu l’essai du sociologue français, Nicolas Framont, Saint Luigi : comment répondre à la violence du capitalisme ? (LLL, 2025). Clairement gauchiste et anarchiste, l’auteur s’intéresse depuis longtemps aux luttes des classes, posant des questions pertinentes et percutantes concernant la classe dominante et celle qu’il appelle « les classes laborieuses » (…nous, les exploités, les dominés, les pauvres, les ouvriers, les travailleurs, etc.)
Que peut-on faire sans véritable rapport de force contre la classe dominante ? « Est-il condamnable de tuer une personne responsable de la mort et de la souffrance de milliers d’autres ? » Voilà la question qui tue. Réellement.
Au cours de l’histoire, il semble que la violence a bien souvent été nécessaire pour que les classes laborieuses soient entendues ou que des inégalités (de pouvoir, de droits, etc.) soient mises en lumière. Il est faux de croire que seules les négociations raisonnables ou le « dialogue social » fonctionnent, menant rarement à des gains réels pour les peuples.
C’est lorsque la violence éclate ou que la crainte de représailles est plausible, soutient l’auteur, que les dominants ont peur. À cet effet, le sociologue cite différents exemples, en France comme aux États-Unis, où la violence ou la crainte d’une rébellion occasionna de réels gains pour des causes sociales. Car c’est seulement dans un contexte de bouillonnement social que la peur monte. Tout le monde souhaite alors que chacun rentre tranquillement à la maison afin de rétablir la paix sociale.
Pourtant, dans ce contexte « classique de la lutte sociale, la menace de la violence permet d’effrayer la classe dominante en lui rappelant son infériorité numérique. » C’est à ce moment-là seulement qu’un véritable rapport de force se met en place. L’auteur insiste d’ailleurs sur la pertinence de l’action directe au centre des débats.
Pour plusieurs citoyens, Luigi Mangione est un criminel, un être diabolique (et vertement diabolisé par la classe dominante). Pour d’autres, Mangione est un héros, voire un martyr, un révolutionnaire érotisé par certains, un antihéros des temps modernes pour d’autres (lire Luigi Mangione and the Making of a Modern Antihero, The New Yorker, déc. 2024).
Et s’il n’était qu’un simple psychopathe qui souhaitait ardemment être reconnu de tous pour son « acte de bravoure » ? Un « poster boy » privilégié, vaniteux et narcissique en quête de célébrité, de postérité et la publication d’un livre (ou vingt-cinq) à son sujet ?
Peut-être que le temps nous le dira, nous dévoilera le vrai visage et les véritables motivations de Luigi Mangione. Or, une chose est sûre depuis qu’il a « présumément » tiré ces balles « Delay, Deny, Depose », plusieurs ultrariches sont sur leurs gardes. Et une phrase restera : « Make capitalists afraid again ».
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Extrait de Saint Luigi : comment répondre à la violence du capitalisme ?
« La lutte des classes est une lutte des corps. Les corps qui profitent et les corps qui souffrent. Les corps que l’on soigne, les corps que l’on délaisse. Les corps que l’on exploite mais aussi, parfois, les corps contre lesquels on se rebelle et à qui l’on s’en prend, tel le vandalisme envers leurs voitures et leurs résidences, les émeutes contre leurs quartiers mais aussi leurs propres corps que l’on assassine : des rois, des reines, des seigneurs et des patrons ont pu connaître ce destin, cette terrible vengeance de leurs sujets. L’affaire Luigi Mangione nous projette tous contre cette réalité viscérale : elle la rend incontournable. »

