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75 ans de «Deuxième sexe»

Il y a 75 ans cette année, paraissait le célèbre ouvrage de la philosophe et écrivaine française, Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe. Livre majeur du XXe siècle, tout comme dans l’histoire du féminisme, cet essai incontournable sur la condition des femmes a éveillé bien des esprits, suscité de nombreux débats et inspiré d’innombrables féministes. 

Depuis sa publication en 1949, des extraits de l’ouvrage, qui comptait en réalité deux volumes, ont été republiés sous forme de courts essais, permettant ainsi de replonger dans la pensée beauvoirienne par segments et textes choisis. C’est le cas notamment de La Femme indépendante (Gallimard, 1949, 2008), un important chapitre du Deuxième sexe qu’il est bon de relire afin, d’une part, de constater l’évolution des droits des femmes au cours des dernières décennies et, de l’autre, de réaliser tout le travail qu’il reste à faire, le combat à mener, si nous souhaitons réellement atteindre un jour l’égalité. Car, non, tout n’est pas réglé. Tant s’en faut. Les femmes et les hommes ne sont toujours pas égaux dans notre société ; ni en parité (notamment dans nombreux postes de direction et cercles de pouvoir), ni en équité salariale, encore moins dans le traitement social réservé aux femmes. 

Sans cesse ramenées à leur corps, à leur sexe et à leur apparence, les femmes sont aujourd’hui attaquées de toutes parts par une violence verbale publique décomplexée. La haine des femmes est partout, le sexisme et la misogynie s’accrochant férocement, telles des cellules cancéreuses, à une mentalité révolue remontant à l’Antiquité. 

Mais qu’est-ce qu’une femme ? 

Dès l’introduction, Simone de Beauvoir posait pertinemment la question : « Mais d’abord : qu’est-ce qu’une femme ? » « "Tota mulier in utero : c’est une matrice", dit l’un », citant ici Hippocrate. Cette formule réduisant « la femme » à son utérus constitua le fondement même de la médecine occidentale et l’argument principal de plusieurs grands penseurs et philosophes au fil du temps.

Pendant des siècles, les femmes furent ainsi décrites comme des êtres incomplets et défectueux, écrit de Beauvoir : « "La femelle est femelle en vertu d’un certain manque de qualités", disait Aristote. "Nous devons considérer le caractère des femmes comme souffrant d’une défectuosité naturelle" Et saint Thomas à sa suite décrète que la femme est un "homme manqué", un être "occasionnel" ».

Considérées comme des créatures pathologiques, anormales, débiles et dysfonctionnelles, ni tout à fait humaines ni totalement animales, les femmes servaient essentiellement à la procréation afin d’assurer la survie de l’espèce. Durant deux (très longs) millénaires, les femmes ont souffert de leur nature, de leur biologie, de leur condition féminine. 

Et c’est ce que de Beauvoir parvint brillamment à mettre en lumière dans ce chapitre capital, La Femme indépendante, de son ouvrage phare. Si « la femme » apparait tel un « homme manqué », un « être occasionnel », un sexe faible, subalterne et secondaire, c’est que « l’homme », lui, se posa d’emblée comme l’absolu. L’homme incarnait le Sujet, la femme, l’Objet : « Elle [la femme] se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu ; elle l’Autre. »

Cette immuable et effrayante altérité 

Or le corps des femmes sera toujours physiologiquement distinct de celui des hommes, « autre » que l’homme, poursuit la philosophe : « … il y a toujours eu des femmes ; elles sont femmes par leur structure physiologique ; aussi loin que l’histoire remonte, elles ont toujours été subordonnées à l’homme : leur dépendance n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée. C’est en partie parce qu’elle échappe au caractère accidentel du fait historique que l’altérité apparaît ici comme un absolu. Une situation qui s’est créée à travers le temps peut se défaire en un autre temps… »

Et cette immuable altérité serait la cause, selon le psychanalyste Sigmund Freud, d’une profonde et véritable peur des femmes. À ce propos, le psychologue clinicien français Florent Poupart soulignait, dans Érotisme et folie au féminin (2017) : « Les hommes craignent les femmes. Et "Peut-être ce qui fonde cette crainte, [plaidera Freud], c’est le fait que la femme est autre que l’homme, qu’elle apparaît incompréhensible, plein de secret, étrangère et pour cela ennemie." »

« Autre que l’homme ». Voilà fondamentalement le problème des femmes : ce ne sont pas des hommes.

*** 

Extrait de La Femme indépendante (Gallimard, 1949, 2008) de Simone de Beauvoir (1908-1986) : 

« Or la femme a toujours été, sinon l’esclave de l’homme, du moins sa vassale ; les deux sexes ne se sont jamais partagé le monde à égalité ; et aujourd'hui encore, bien que sa condition soit en train d’évoluer, la femme est lourdement handicapée. En presque aucun pays son statut légal n’est identique à celui de l’homme et souvent il la désavantage considérablement. »

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