Un couple iranien a été condamné à dix ans et six mois de prison pour avoir dansé sur la place publique. Le crime commis ? « Une femme n’a pas le droit de danser en public en Iran. Le duo a été reconnu coupable d’"encouragement à la corruption et à la prostitution publique", ainsi que de "rassemblement dans l’intention de perturber la sécurité nationale". »
« Corruption », « prostitution publique », perturbation de l’ordre social comme de la « sécurité nationale », pour les ultrareligieux, la danse a toujours eu le dos large.
Impliquant directement le corps – un corps vivant, en mouvement, mais s’opposant néanmoins à l’esprit, dans une perspective dualiste –, la danse est encore trop souvent associée, à tort, à la déraison, à la folie, à la débauche, à la perversion et, forcément, à la damnation. On n’a entre autres qu’à penser au film américain Footloose (1984) dans lequel un jeune homme (Kevin Bacon) découvre que la musique et la danse sont proscrites dans le village où il débarque avec sa mère puisqu’elles conduisent à la luxure, à la dépravation et, potentiellement, à la mort, en causant des accidents.
Fort heureusement, nous ne vivons pas sous la dictature d’une République islamique. Il n’en demeure pas moins intéressant de rappeler que la danse fut longtemps interdite, au Québec, par l’Église catholique, durant le Carême. Il existe d’ailleurs une légende au titre fort révélateur à ce sujet : « Le diable à la danse », ou, « Diable beau danseur ».
Le diable à la danse
C’est à Philippe Aubert de Gaspé, fils (1814-1841) que nous devons la publication de cette histoire qu'il intégra à son roman L’influence d’un livre, publié à Québec en 1837. Même s’il existe maintes versions de cette légende, l’histoire met essentiellement en scène une jeune fille frivole et écervelée, Rose Latulipe, qui, comme bon nombre de malheureuses jeunes filles, aimait beaucoup trop se divertir, s’amuser et danser. Malgré l’interdit du clergé, Rose Latulipe organisa une fête, la veille du Carême, avec l’accord de son père qui ne pouvait rien lui refuser. Rose lui promit toutefois qu’à minuit, cette fête serait bel et bien finie.
Or, la jeune fille insolente et insouciante commit une faute grave puisqu’elle dansa toute la soirée comme une éperdue dans les bras d’un bel étranger. Ce dernier s’avéra être nul autre que le diable qui l’emporta avec lui à la tombée de la nuit. Rose Latulipe disparut ainsi à tout jamais, les pieds ensorcelés, ou, selon la version que vous lisez, entra par la suite au couvent pour expier son terrible péché. Elle y meurt quelque cinq ans plus tard sans jamais avoir osé danser à nouveau. Morale de l’histoire : les jeunes filles doivent obéir aux règles si elles ne veulent pas disparaître, emportée un beau soir par le diable en personne.
Le corps possédé, ou, le diable au corps
Même si les mentalités ont nettement changé depuis le XIXe siècle, le domaine de Terpsichore demeure encore trop souvent associé au vice, à la débauche, au dévergondage, à la perversion, voire à l’incarnation du Mal en chair et en os. Car plus souvent qu’autrement, un corps dansant, en mouvement, évoque un corps « en chaleur », et donc la possible libération de pulsions sexuelles et de désirs irrépressibles. La danse fait bel et bien suer les corps.
Cette même sudation nous renvoie également, par extension, à l’expression d’un être malade, un individu frénétique ayant perdu la tête, l’esprit, la raison, le contrôle de lui-même, atteint de surcroît d’une curieuse maladie dont la fièvre n’est en réalité qu’un symptôme – pensons entre autres exemples aux films Saturday Night Fever, ou La Fièvre du samedi soir (1977), ou encore Fame, traduit par La fièvre des planches en 1980. Car pour danser, il faut toujours être un peu malade… pis encore, être potentiellement habité de forces occultes incontrôlables du Mal, possédé du Malin.
Lorsque la danse n’est pas une « fièvre », elle apparaît malheureusement comme l’expression de forces sensuelles incommensurables tellement intenses qu’elles inciteraient les participants à la volupté et à la luxure. Terpsichore elle-même, la Muse de la Danse, déambule et danse, lyre à la main, le sein gauche à découvert. En ce sens, Dirty Dancing (1987) (ou Danse lascive) est un autre bel exemple – même si la majorité des films de danse, disons-le clairement, sont franchement quétaines.
Tout aussi « dangereux », dans l’histoire de la danse, on retrouve également différents épisodes de danses frénétiques, d’étranges phénomènes de contagion et d’« épidémies dansantes », la manifestation de maladies rares (les « danseurs de Saint-Jean » souffraient en réalité d’épilepsie), et d’autres phénomènes collectifs qui menèrent à des mouvements de foule « hystérique », aux déchaînements de peuples et de villages entiers, à des soulèvements de toutes sortes, bref, à la perturbation de l’ordre social.
Et quoi de plus menaçant, finalement, qu’une femme qui danse en public les cheveux au vent ? Toute femme qui danse, d’ailleurs, est toujours un peu suspecte. C’est tantôt une effeuilleuse, une allumeuse des passions, une sensuelle tentatrice (la danse des sept voiles de Salomé, par exemple), bref une dépravée, tantôt une espionne (Mata Hari) ou encore une simple « folle à lier ». Attachez-la, quelqu’un… ou laissez-la danser. Librement. Les cheveux au vent. Femmes, vie, liberté !