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Dans ses cahiers, publiés plus tard sous le nom de Carnets, Camus y notait évidemment toutes sortes de choses, d’observations, y inscrivait des parcelles de texte ici et là, ainsi que des citations, tirées de ses lectures. C’est fascinant sans bon sens, notamment, en y lisant cette note de 1942, écrite à lui-même :
« Roman. Ne pas mettre "La Peste" dans le titre. Mais quelque chose comme "Les Prisonniers" ».
Imaginez un seul instant si ce livre s’était intitulé Les Prisonniers… C’est le même roman, vous me direz, mais aurait-il eu le même impact, la même résonance dans le monde entier ? Allez savoir.
Dans un autre de ces cahiers, datant de 1947, celui-là, Camus cite Sainte-Beuve, critique littéraire français du XIXe siècle, qui écrivait pour sa part : « J’ai toujours cru que si l’on se mettait une seule minute à dire ce qu’on pense, la société s’écroulerait. »
Eh bien, nous y voilà. On est justement rendus là, mesdames et messieurs.
L’écroulement de la société
L’internet est sans aucun doute une magnifique invention. Mais cette technologie, qui devait pourtant permettre au monde entier de (se) «connecter» tous ensemble, de se (re)trouver, de partager du contenu et de communiquer plus facilement, est dans les faits en train de le bousiller. Vive la mondialisation, la globalisation.
Ce n’est évidemment pas l’internet, le problème, la technologie elle-même, mais bien les utilisateurs. Vous faites confiance aux gens, vous, dans la rue ? À n’importe qui que vous croisez sur votre chemin ? Bien sûr que non.
Grâce à cette navigation virtuelle, on peut aller n’importe où, rencontrer du monde à l’autre bout de la planète, chatter avec n’importe qui comme n’importe quel abruti. Libérés de nombreuses contraintes sociales et morales, en particulier sous le couvert de pseudonymes ou de l’anonymat, les gens «libèrent» ainsi leurs paroles, disent ouvertement tout ce qui leur passe par la tête, expriment tout haut ce qu’ils croient foncièrement, énoncent des gros mensonges, diffusent de la haine, du mépris, de la désinformation, sans aucune gêne ni retenue.
Incapables de communiquer sainement leurs émotions, d’exprimer clairement, et de façon mature, leurs sentiments, leur ressenti comme leur raisonnement, les êtres humains, en lieu et place, se défoulent crânement, se déchaînent violemment. En l’absence des corps physiques des différents participants, c’est la libération des pulsions et des tensions.
Voilà ce que nous pouvons maintenant observer et noter, dans nos cahiers, quelque trois décennies plus tard, à propos de la globalisation des communications humaines via le Web : cette technologie aura permis l'étalement et la propagation de la souffrance humaine, de la haine, de la solitude, de la rage intérieure et du désespoir, par une diarrhée verbale, une logorrhée continue et franchement épuisante, voire abrutissante.
Dire ce que l’on pense et penser ce que l’on dit sont deux choses distinctes. Le premier n’est qu’expression (ex-pression, comme dans sortir le méchant, évacuer la pression interne, simple réaction), alors que l'autre exige réflexion.
Pour y arriver, il faut nécessairement penser, méditer, cogiter un sujet, le communiquer clairement, en présentant des arguments raisonnables et rationnels, bref, tout cela exige un effort considérable – mental, physique, cognitif, toute le kit.
L’intelligence humaine est certainement globale, impliquant corps, esprit et âme, mais elle ne se retrouve pas forcément dans la globalisation des communications humaines.
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Extraits de Carnets II (1964), d'Albert Camus (1913-1960) :
« C’est par un continuel effort que je puis créer. Ma tendance est de rouler à l’immobilité. Ma pente la plus profonde, la plus sûre, c’est le silence et le geste quotidien. Pour échapper au divertissement, à la fascination du machinal, il m’a fallu des années d’obstination. Mais je sais que je me tiens debout par cet effort même et que si je cessais un seul instant d’y croire je roulerais dans le précipice. C’est ainsi que je me tiens hors de la maladie et du renoncement, dressant la tête de toutes mes forces pour respirer et pour vaincre. C’est ma façon de désespérer et c’est ma façon d’en guérir. »
Et finalement, Camus citant ici Netchaiev :
« "Le révolutionnaire est un individu marqué. Il n’a ni intérêts ni affaires ni sentiments personnels, ni liens, rien qui lui soit propre, pas même de nom. Tout en lui est happé en vue d’un seul intérêt exclusif, d’une seule pensée, d’une seule passion : la Révolution." Tout ce qui sert la révolution est moral », ajoute Camus (en italique dans le texte).