De Louis XIV aux dictateurs
À la naissance même de la danse classique comme art de scène, on retrouve le roi danseur Louis XIV qui, au XVIIe siècle, savait épater la galerie, la cour et ses courtisans en se mettant en scène dans de prestigieux ballets, vêtu de costumes éblouissants, servant essentiellement à magnifier sa gloire. L’emprunt du nom Roi-Soleil ne fut en rien anodin. Ce brillant personnage de scène, qu’il incarna à quelques reprises dans des ballets de cour, permettait également d’envoyer un message clair quant à sa position au centre de son royaume, de même qu’à glorifier son image, en plus de devenir l’effigie officielle de sa monnaie royale.
Plus près de nous, la compagnie Les Grands Ballets canadiens a elle aussi été utilisée, dès sa création en 1957, à promouvoir le fédéralisme et la culture canadienne, d’un océan à l’autre, grâce à ce très pratique langage non-verbal, permettant ainsi de rejoindre les « deux solitudes » de ce vaste pays (à ce propos, consultez Je me souviens… de Ludmilla Chiriaeff).
Les Russes ont pour leur part excellé à briller sur la scène internationale grâce à leur maîtrise de la danse classique, tout en mettant en scène des ballets qui cherchaient à promouvoir le communisme ou encore à divertir et conforter le peuple (lire entre autres, Le Lac des cygnes, ou, le drame de Tchaïkovski).
La ballerine et le commandant
À Cuba, une étoile de la danse classique dominait elle aussi dans le ciel communiste, jusqu’à tout récemment (et encore aujourd’hui), grâce à son immense talent, à sa vision audacieuse (même si la danseuse était presque aveugle), et surtout, à son intarissable ambition : Alicia Alonso (1920-2019), une réelle complice du régime castriste.
Alicia Alonso fut au ballet classique, et ultimement à « l’école cubaine », ce que le « Líder máximo » fut à la révolution : une main de fer sur un règne absolu et totalitaire. L’accomplissement de leur projet respectif et les moyens pour y parvenir étaient sans limites et sans partage.
Après avoir pourtant dansé pour Batista en privé, avant l’arrivée des Barbudos dans la capitale, Alicia Alonso se rangea vite du côté du nouveau pouvoir qui chassa le dictateur de l’île cubaine. Dès 1959, à peine entré à La Havane, Fidel Castro nomma la grande dame de la danse, qui avait connu un succès éclatant aux États-Unis et à travers le monde, « prima ballerina assoluta », la plus haute distinction des étoiles du ballet classique. On nationalisa le ballet, « art du peuple » clamait-on, tant s’en faut.
S’inspirant du régime soviétique, toutes les ressources étatiques furent déployées et mises à la disposition de la « Giselle de Castro » afin de glorifier le régime castriste, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En cas d’embûches ou d’obstacles administratifs, la prima ballerina n’avait qu’à contacter quelques précieux et distingués « camarades » ; ce qu'elle fit entre autres pour soustraire SES danseurs du service militaire obligatoire. Ils serviraient bien mieux la révolution en œuvrant sur scène que dans un champ de cannes à sucre, argua-t-elle.
Mue d’une force implacable, d’une personnalité impitoyable et d’un ardent désir de gloire, la grande dame de la danse surmonta les nombreuses difficultés qui se présentèrent à elle, de même que sa propre cécité partielle, afin de régner sur son art, balayer du revers de la main toutes celles et ceux qui lui portaient ombrage, tout en étendant son propre rayonnement sur la scène internationale. Et « …c’était bien la mission assignée au Ballet [national] de Cuba : doter le pays du vernis de la haute culture et promouvoir à l’étranger une image reluisante de la révolution cubaine – comme le firent aussi, il y a quelques années, les papys de la Buena Vista Social Club, encouragés à peindre des couleurs musicales d’un tropicalisme bon enfant une dictature finissante. »(1)
Que ce soit par la danse, le théâtre, la musique ou les arts visuels, les arts se prêtent merveilleusement bien au jeu de la politique et de la propagande :
« …c’est dans le domaine de l’art que la puissance du mensonge trouve la plus grande efficacité, parce qu’elle se dissimule derrière les apparences de la beauté. » (2)
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(1) Isis Wirth, La ballerine et el comandante – l’histoire secrète du Ballet de Cuba (2013).
(2) Jean-François Bouthors, Préface dans La ballerine et el comandante.