En plus de l’ordre public, social, sociopolitique, etc., on retrouve également, dans l’histoire de la médecine, les concepts d’« ordre » et de « désordres » internes du corps humain, en particulier, vous l’aurez compris, celui de la femme.
Ordre et désordres corporels
En Occident, la santé est essentiellement définie par l’absence de maladie. On utilise même l’expression le « silence des organes » pour désigner « l’absence de maladie, d’infirmité ». (1) Dit autrement, lorsque l’individu apparaît en bonne santé, tout semble « en ordre » dans le corps, les organes sont alors « tranquilles », « silencieux ».
À l’inverse, la maladie, elle, est un signal que le corps s’agite, que les viscères, les humeurs ou encore les organes eux-mêmes s’excitent, « parlent » ou bien « se déplacent » dans le corps. C’est pour ainsi dire le désordre interne. Soulignons, à ce propos, que le mot disorder, en anglais, sert à désigner un trouble de la santé perturbant l’état stable (ou homéostasie) de l’organisme humain.
Pendant des siècles, par exemple, on a cru que la fièvre était une possession du corps par le Mal, ou encore un être habité par un « esprit animal », qu’il fallait expulser, chasser du corps souffrant, grâce à l’exorcisme, aux bains de glace, aux douches froides, ou quelques rituels invraisemblables.
De même, on croyait que l’épilepsie, en raison des convulsions du corps durant la « crise épileptique », était une forme de possession de l’individu par un esprit démoniaque. On distingua dès lors le grand mal du petit mal. On sait aujourd’hui qu’il s’agit plutôt d’une condition ou d'une affection neurologique.
L’hystérie, elle, une théorie qui trouve ses origines dans l’Égypte ancienne, stipulait pour sa part que l’utérus était alors en mouvement dans le corps, provoquant par-là même des « crises hystériques ». (À propos de la notion de « femme dérangeante » en médecine, vous pouvez consulter Une femme qui dérange est forcément dérangée.)
On appelait également les femmes « hystériques », des « convulsionnaires », ou encore des « hystéro-épileptiques », en raison de la « crise hystérique » causée par l’utérus en déplacement ou bien « l’ovaire », provoquant rien de moins qu’un accès émotionnel incontrôlable.
Similairement, l’irrégularité des menstruations pouvait être à l’origine d’un désordre intellectuel – affligeant les femmes seulement évidemment. Pour illustrer, dans les archives d’un fameux asile français, on peut y lire : « Angélique Lainé 18 ans est revenue du désordre intellectuel causé par l’irrégularité de sa menstruation. » (2)
Pour contrer ces « agitations », donc, ces spasmes, ces convulsions, ces « soulèvements » internes du corps, les aliénistes (comme on appelait alors les médecins traitant les maladies mentales) exerçaient toutes sortes de méthodes et de traitements servant à restreindre les mouvements internes et externes indésirables, entre autres, l’immobilisation du corps, le carcan, le fouet ou encore l’enchaînement.
La Salpêtrière : femmes dérangeantes et autres indésirables
Bien connue dans l’histoire de la médecine et de la psychanalyse, la Salpêtrière fut le plus grand lieu d’enfermement des femmes, en France, au XVIIe et XVIIIe siècle, jusqu’à l’arrivée de Philippe Pinel (1745-1826) et de Jean-Martin Charcot (1825-1893).
C’est sous l’ordre du Roi-Soleil, en mai 1657, que débuta le grand internement des aliénés et des indésirables de la cité. On enferma les indigents, les mendiants, les invalides, les incurables, les insolents, bref, toutes celles et ceux qui perturbaient le regard des aristocrates et, possiblement, l’ordre public.
Les hommes furent envoyés à Bicêtre, les femmes, elles, à la Salpêtrière. Entre 1721 et 1789, on dénombre 120 241 entrées de femmes dans les archives de l’asile, sorte de prison pour folles, femmes dérangeantes, indociles, homosexuelles et autres impertinentes.
Pour contrer leurs différents désordres, et ainsi mettre fin aux agitations, aux « crises convulsionnaires et hystériques », on prônait la contention des corps, des membres comme des organes, par l’application d’aimants, l’électrothérapie, le cachot, « l’isolement des folles agitées », l’enchaînement (jusqu’à l’arrivée de la camisole de force), ou encore la compression des ovaires. Oui madame.
On fouettait également les femmes atteintes de maladies vénériennes, la syphilis notamment, que l’on appelait alors le « mal de Naples » – puisqu’on prétendait qu’il s’agissait d’une maladie contractée à l’étranger. (Notons au passage, qu’en Italie, eux, ils nommaient cette maladie le « mal de France », car, cela va sans dire, le Mal provient toujours de l’Autre, de l’étranger, porteur du corps étranger.)
De même, la régularité des règles était importante, voire primordiale, à l’ordre interne global. L’artiste française Mâkhi Xenakis, qui s’est immergée dans les archives de l’asile, écrit, dans son ouvrage (sans ponctuation), Les folles d'enfer de la Salpêtrière (2004) :
« la régularité des règles chez les folles est nécessaire
fondamentale en cas de dérèglement l’hydrothérapie
encore permet de soulager le corps de dégager
les trop-plein de sang on l’immerge totalement
dans une eau variant de trente à trente-cinq degrés
pendant une période pouvant durer jusqu’à
douze heures on peut aussi pratiquer des saignées
placer des sangsues sur les cuisses
la vulve parfois les sangsues s’engouffrent
au fond des sexes on les récupère alors
à l’aide de jets d’eau salée » (3)
Qui plus est,
« quand leur force les trahit ou que l’indignation
leur laisse échapper quelques mouvements
quelques paroles de colère on les fouette
on leur passe au cou un collier de fer fixé à un poteau
et pendant une journée entière droites immobiles
qu’elles grelottent ou qu’elles étouffent
elles endurent la peine du carcan
sinon on les met dans les malaises
petits cachots dans lesquels on ne peut tenir debout » (4)
Car une femme debout, en colère et agitée dérange non seulement l'ordre machiste des choses, mais est certainement une « folle à lier ».
Or, fait particulièrement intéressant, quelques années plus tard, Charcot fit la découverte de « l'hystérie virile » (ou masculine). Ces hommes étant considérés pour leur part « loin d'être dangereux pour la société », l'hystérie entra « au contraire dans l'"ordre" médical des choses ». (5)
***
« Il me reste, Messieurs, à établir que ce point particulier où réside la douleur iliaque des hystériques correspond au siège même de l’ovaire, et j’aurai par là rendu très vraisemblable, sinon démontré d’une façon absolue, que le corps ovalaire, douloureux, d’où partent les irradiations de l’aura hystérique spontanée ou provoquée, est bien l’ovaire lui-même. »
« La compression de l’ovaire est un moyen préventif, un moyen aussi d’avoir la paix : ce n’est pas du tout un moyen de guérison. »
– Jean-Martin Charcot* [1825-1893]. L’hystérie (Privat, 1971)
(*Neurologue français et fondateur de la neurologie contemporaine, Charcot, qui enseigna à l’École de la Salpêtrière et humanisa graduellement les traitements réservés « aux folles », fut également le « Maître » de Sigmund Freud (1856-1939). Même si ce dernier ne passa que quelques mois avec lui, lors d'un stage à Paris, Charcot eut une influence indéniable sur les travaux de Freud, et éventuellement, la naissance de la psychanalyse.)
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(1) Élisabeth Roudinesco, « Charcot, Babinski, Clovis Vincent », dans Folies à la Salpêtrière : Charcot, Freud, Lacan (2015).
(2) Xenakis, M. (2004). Les folles d'enfer de la Salpêtrière. Arles: Actes Sud, p.139-140.
(3) Idem, p.151-152.
(4) Ibid., p.47.
(5) Charcot, J.M. [1825-1893]. (1984). Leçons sur l'hystérie virile. Paris: Le Sycomore.