Cette année-là, ils furent nombreux à s’enlever la vie, tous de la même manière, plongeant ainsi dans les profondeurs abyssales de la mort. Ce qu’ils avaient tous en commun, ces hommes, outre cette chute fatale, était sans doute leur vision tranchée et intransigeante du monde.
Mon grand frère faisait partie du nombre, l’un de ces hommes qui, en 2014, mit fin à cette souffrance qui lui rongeait l’existence en se précipitant dans le vide de sa métropole. Quelque vingt étages plus tard, tout était fini.
Durant les mois qui suivirent son décès, les édifices et les gratte-ciels m’apostrophaient furieusement un peu partout dans la ville. Je développai également, pendant cette période fort sombre de ma vie, une obsession pour les articles de presse relatant ces multiples histoires de bankers et de brokers qui se suicidaient ça et là, tant à New York, à Londres, au Japon, qu’ailleurs dans le monde. Certains journalistes américains parlaient même de « contagion de suicide » dans le milieu boursier – entre autres exemples, Is there a suicide contagion on Wall Street? (Fortune, fév. 2014). Après des mois de fouille acharnée sur le sujet toutefois, je cessai abruptement de parcourir le Web à la recherche de nouveaux cas.
Or si vous parlez à ces gens qui travaillent à Wall Street, « in the fucking Big Apple » se targuerait d’ajouter mon frère, ou si vous rencontrez ces banquiers, ces bandits à cravates, dans leur milieu de travail, comme je le faisais parfois lorsque je visitais mon frère dans sa glorieuse et toujours prestigieuse Manhattan, vous réalisez très vite (surtout si vous êtes une « pauvre artiste » insignifiante d’approche humaniste) que non seulement vous n’avez absolument rien en commun avec ces gens, mais surtout qu’ils opèrent religieusement selon une vision eugéniste du monde - évoquant des métaphores impliquant tantôt de petits poissons, de gros poissons et de fins requins dévorant ou écrasant sauvagement leurs compétiteurs en chemin -, tout en se délectant grassement de dictons à la con qu’ils aiment répéter en boucle, à l’instar d’un mantra ou d’un leitmotiv menant droit au « succès » qu’ils ont défini pour eux-mêmes, comme Buy Low & Sell High, Get Rich or Die Trying, ou encore, Make It or Die…
Comprenez-moi bien, j’aimais énormément mon grand frère, peut-être plus que tout au monde, particulièrement lorsque j’étais une enfant. Idéalisé, il m’apparaissait alors comme le « plus meilleur » des grands frères, le plus beau, le plus fin, le plus intelligent, généreux, fantastique, name it, à mes yeux, il possédait toutes les qualités et talents du monde.
Devenus adultes toutefois, nos chemins s’éloignèrent brusquement et à la vitesse de l’éclair. Je détestais profondément ce qu’il faisait dans la vie (et vice-versa), considérant tous ces courtiers de Bear Stearns, Goldman Sachs, JPMorgan et les autres, de véritables et authentiques escrocs professionnels, diplômés de l’université par-dessus le marché, ravageant impunément le monde entier avec leurs bulles d’air hypothécaires, leurs stock exchanges à quart de point, leurs hedge funds, leurs subprimes, leurs derivatives et autres factices et ridicules spéculations basées sur de minces et fragiles statistiques et formules mathématiques qui tiennent à un fil, transigées sur le dos du pauvre monde. Mais s’il y a une cenne à faire, tu te dois d’être le premier sur le chantier… In this game, you’re either a big winner or a fucking loser.
Notre relation s’envenima donc progressivement, devenant de plus en plus tortueuse, tumultueuse, nos visions du monde ne pouvant être plus aux antipodes l’une de l’autre. On s’engueulait sur plusieurs sujets, à propos de tout et de rien. La vérité est que toutes ces disputes n’auront servi strictement à rien. Pulvérisées, il n’en reste aujourd’hui que de la poussière, des larmes et des cendres. Et ma seule consolation demeure de savoir que mon grand frère aura pour le moins réalisé son rêve de toujours, in New York City, the city that never sleeps. If you can make it there… you know, on connait la chanson.
Ce n’est pas Wall Street qui a tué mon grand frère, ou même son rêve américain, les quelque cent heures de travail acharné par semaine, la performance à tout prix, l’overachievement, la croissance économique exponentielle, l’avidité, l’argent, beaucoup, beaucoup d’argent, le manque de sommeil, le surmenage, l’épuisement, le burn-out, la dépression, tant économique que nerveuse, ou même cette « épidémie » de suicide observée dans le secteur financier depuis quelques années. C’est sans doute un mélange de tout ça, et certainement, cela ne fait aucun doute dans ma tête, cette perception binaire, réductrice et erronée du monde qui consiste à croire que, dans la vie, on est soit on top of the world… ou bien mort tout en bas.
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« Parfois ils vous entraînent dans leur chute. Parfois ils se contentent de saccager votre existence en vous gardant simplement quelques heures avec eux. »
- Jean-Paul Dubois, dans Le cas Sneijder (Éditions de l’Olivier, 2011)