Par ici, dans l’est de la ville, il ne se passe pas grand-chose. Mais le secret le mieux gardé du quartier se trouve bien souvent au marché Hochelaga-Maisonneuve, là où se rassemblent habituellement une gang de retraités et d’autres p’tits vieux, autour de l’unique table du mail, question de jaser, de siroter un café et de racler quelques gratteux à l’air climatisé. Et si vous connaissez son horaire habituel particulièrement précis, vous trouverez alors Aimé, un homme confiné à sa chaise roulante électrique, avec son compagnon Hercule, un shih tzu bicolore de 8 ans, confortablement installé sur ses cuisses.
Chaque fois que je les vois, je me fais un devoir de sortir Hercule au parc à côté, question de le faire marcher un brin, de faire ses besoins, et, avouons-le, j’adore les chiens. « C’est qui le plus beau chien ici, hein ? C’est qui ? ... Ah oui, hein mon beau… ah oui… c’est Hercule ! »
Et si vous prenez le temps, Aimé, que ses camarades de la place surnomment affectueusement Mé, vous parlera de lui, de sa vie, parfois péniblement, surmontant avec beaucoup d’effort un important problème d’élocution.
Car Aimé vit avec une moitié de corps, l’hémicorps droit paralysé depuis un grave accident de voiture. Et oui, il était droitier. « Vous savez ce que c’est que d’apprendre à tout faire du côté gauche ? », vous lancera son ami de 95 ans, qui ne se gêne pas, lui, pour parader devant vous afin d’exhiber sa démarche de p’tit jeune. « C’est vrai que votre posture est impeccable, monsieur. Vous avez la colonne vertébrale droite comme un mât de bateau. » « J’vous l’dis, les jeunes ne comprennent pas ! »
Difficilement mais fièrement, Aimé vous racontera qu'après ce terrible accident, il était « tellement magané » que les médecins lui donnaient 2 semaines à vivre, il y a de cela... 48 ans. Et Aimé rit.
Il vous parlera aussi de ces 13 années passées en réadaptation physique, en vain, du découragement de ses parents à l’époque, du départ de sa ville natale, de ses déménagements, du temps qu’exige ses soins à domicile ces temps-ci et de sa vie d’avant. Et Aimé rit.
Il vous parlera également de ses sorties occasionnelles en solo, sans Hercule, au match de baseball dans le quartier ainsi qu’au casino, ses copains lançant alors des boutades : « On pense que Mé a des blondes au casino. » « C’est vrai, Aimé ? Vous avez des blondes au casino ? » Et Aimé rit encore. « Vous y allez souvent au casino ? » « Une fois par mois », avoue-t-il. « Hum, ça me semble raisonnable, non ? » Il acquiesce en gloussant.
Nombreux sont ceux qui s’arrêtent en passant pour saluer Aimé et son chien Hercule. Plusieurs affirment d’ailleurs qu'ils sont plus connus que « Barrabas dans’ Passion ». Car ensemble, ils forment un drôle de duo qui embaume une joie de vivre contagieuse, et à tout coup, en leur présence, on se sent mieux.
Parfois, j’essaie d’imaginer l’homme « d’avant », cet homme dont il me parle, avant cet horrible accident qui a tout fait basculer dans sa vie. J'essaie de visualiser Aimé, commando dans l’armée, sa blonde d’autrefois, son chat dont il était allergique, leur vie commune dans une coop quelque part, un mot qu'il ne parvient plus à prononcer, et tout le reste. Mais je n’y arrive pas.
Or une chose est claire en l’écoutant. Aimé, qui porte plutôt bien son nom, s’est accroché à la vie comme personne, malgré les pronostics, les diagnostics, les traitements, les déménagements, les soins à domicile, les transports adaptés et son demi-corps.
Et encore aujourd’hui, Aimé, réel combattant lui, ne vit pas juste à moitié.