Passer au contenu principal

Je suis Noire à l’intérieur


Dans les années 90, j’ai eu l’immense plaisir et privilège de danser dans une troupe afro-cubaine, au pied de la Sierra Maestra, chaîne montagneuse sacrée de la Révolution castriste à Cuba. J’étais la seule danseuse blanche du groupe. La joke entre nous? J’étais Noire à l’intérieur. C’est Rafael, le maître-danseur qui enseignait la riche tradition des rythmes afro-cubains, qui disait cela : « Tienes sangre de Negra » (T’as du sang de Noire), à la blague évidemment, le rythme, tout comme la coordination d’ailleurs, n’ayant absolument rien à voir avec le sang, sa composition ou même les origines ethniques et le bagage héréditaire. Plein de Noirs ne savent pas danser, un autre mythe – « y’ont ça dans l’sang ».

Or même « Noire à l’intérieur », ma présence parmi cette troupe qui animait des vacanciers en quête d’exotisme en faisait réagir plus d’un, principalement chez les Blancs-ches : « Tu ne devrais pas t’abaisser à danser ces rythmes, t’es Blanche ». Ayoille. Et ce n’était ni le rhum viejo ni du « sang bleu » qui était responsable de ces propos.

Du côté des Noirs ? Rien, pas de commentaires. Du moins en ma présence ou à ma connaissance. Faut dire qu’à Cuba, même si le racisme existe comme partout ailleurs, toutes les teintes de café servent à évoquer la couleur de la peau des gens. J’étais donc el café con mucho o demasiado leche (le café avec beaucoup ou trop de lait) du groupe. Pour le reste, on dansait, un point c’est tout.

C’est le discours genriste qui divise depuis quelques temps le mouvement féministe qui me rappelait cet épisode de ma vie. Alors que les femmes n’ont pas encore fini leur propre Révolution féministe, voilà qu’on veut les faire disparaître du langage administratif étatique en éliminant les termes d’identité sexuelle, par ce que Nadia El-Mabrouk appelle pertinemment « la fabrication du consentement » : « La tendance lourde est au remplacement de la notion de sexe, fait biologique, par celle d’"identité de genre", relevant du ressenti. Le site du ministère fédéral de la Justice la définit comme le "sentiment d’être une femme, un homme, les deux, ni l’un ni l’autre, ou d’être à un autre point dans le continuum des genres". Comment expliquer que des lois, basées sur une conception aussi vaporeuse de l’homme et de la femme, soient passées comme une lettre à la poste, sans aucun débat public ? »

Il y a là en effet plus qu’un gros malaise, aucune étude valable, voire scientifique, venant appuyer ces décisions qui ont pourtant des répercussions importantes sur les acquis des femmes. À quand, ce débat public basé notamment sur des faits biologiques, à commencer par la présence de la testostérone qui différencie les sexes dès les premières semaines du développement fœtal ?

Car une chose est sûre, même « Noire à l’intérieur », et même si je répondais habituellement à Rafael que je venais en fait de « Los Tres Rios », la réalité a toujours été que je suis Blanche, native de Trois-Rivières.

Est-ce que j’aurais pu diriger la troupe afro-cubaine ou en être la représentante officielle ? Absolument pas. Pas plus qu’aujourd’hui je ne pourrais être la présidente de l’association des Noir-e-s de mon quartier. Je pourrais sans doute faire partie d’une telle association, certes, m’impliquer, participer à contrer le racisme, à dénoncer le profilage racial, la violence policière, les préjugés, etc., mais la réalité demeure, je le répète, je ne suis pas Noire, et donc je ne peux prétendre parler en leur nom, encore moins de leur vécu et de leurs expériences.

Je suis aussi pour le ressenti. Les sentiments, effectivement, sont importants. Mais il y a tout de même des limites et ça s’appelle les faits, généralement basés sur la science, des démonstrations claires ou des études fiables et raisonnables. Et entre faire partie de la danse et représenter la troupe afin de modifier ses codes et son langage, il y a plus qu’un simple pas à faire que nul-le ne devrait franchir, aussi bonnes nos intentions puissent-elles être.

Messages les plus consultés de ce blogue

Mobilité vs mobilisation

On aime parler de mobilité depuis quelques années. Ce mot est sur toutes les lèvres. C’est le nouveau terme à la mode. Tout le monde désire être mobile, se mouvoir, se déplacer, dans son espace intime autant que possible, c’est-à-dire seul dans son char, ou encore dans sa bulle hermétique dans les transports collectifs, avec ses écouteurs sur la tête, sa tablette, son livre, son cell, des gadgets, alouette. On veut tous être mobile, être libre, parcourir le monde, voyager, se déplacer comme bon nous semble. On aime tellement l’idée de la mobilité depuis quelque temps, qu’on a même, à Montréal, la mairesse de la mobilité, Valérie Plante. On affectionne également les voitures, les annonces de chars, de gros camions Ford et les autres - vous savez, celles avec des voix masculines bien viriles en background - qui nous promettent de belles escapades hors de la ville, voire la liberté absolue, l’évasion somme toute, loin de nos prisons individuelles. Dans l’une de ces trop nombre

Je me souviens... de Ludmilla Chiriaeff

(photo: Harry Palmer) La compagnie de danse classique, les Grands Ballets canadiens, a été fondée par une femme exceptionnelle qui a grandement contribué à la culture québécoise, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), surnommée Madame. Rien de moins. Femme, immigrante, visionnaire Née en 1924 de parents russes à Riga, en Lettonie indépendante, Ludmilla Otsup-Grony quitte l’Allemagne en 1946 pour s’installer en Suisse, où elle fonde Les Ballets du Théâtre des Arts à Genève et épouse l’artiste Alexis Chiriaeff. En janvier 1952, enceinte de huit mois, elle s’installe à Montréal avec son mari et leurs deux enfants – elle en aura deux autres dans sa nouvelle patrie. Mère, danseuse, chorégraphe, enseignante, femme de tête et d’action, les deux pieds fermement ancrés dans cette terre d’accueil qu’elle adopte sur-le-champ, Ludmilla Chiriaeff est particulièrement déterminée à mettre en mouvement sa vision et développer par là même la danse professionnelle au Québec : « Elle portait en

Pour en finir avec Cendrillon (2)

Pour clôturer leur saison 2022-2023 en grand, les Grands Ballets canadiens de Montréal nous proposent un autre classique insupportable, sexiste et passé date, un « ballet classique chatoyant », un « spectacle magique pour toute la famille », Cendrillon . Ben voyons donc.  Il existe maintes versions de ce conte très ancien, inspirant différents films, ballets, pantomimes et opéras. Plusieurs œuvres chorégraphiques ont vu le jour durant les périodes préromantique et romantique du XIXe siècle, il y a de cela plus de 200 ans. Et le ballet Cendrillon qui s’inscrivit au répertoire classique, sur la musique de Sergueï Prokofiev, est lui aussi basé sur le conte de Charles Perrault (1628-1703), tradition orale jetée sur papier à la fin du XVIIe siècle et repris par les frères Grimm au XIXe siècle. Déjà, ça part mal.  Bien connu du grand public, le récit met en scène une orpheline, petite « chatte des cendres » qui, grâce à ce mariage avec un prince charmant, parvient enfin à se sortir de la mi