Passer au contenu principal

Sacrer au printemps...


« Il faut poser des actes d'une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu'un pouce de délivrance a été conquis pour tous. » - Claude Gauvreau (1925-1971)
***
Jeudi 15 mars dernier, soir de grande première du spectacle Le Sacre du printemps des Grands Ballets canadiens de Montréal. Je m’y suis rendue, mon sac rempli de tracts, pensant entre autres croiser le fer avec les hauts membres de cette institution culturelle qui reçoit des millions en fonds publics annuellement. J’avais vu juste. Et c’est effectivement dans le Grand foyer culturel de la Place des arts que l’ambiance s’est enflammée… la bonne femme avec.

Quelques membres du Boys Club des Grands Ballets, enfin pleinement conscients de ma présence – faut dire que je leur avais chacun remis un tract en main propre -, ne semblaient pas très contents de me voir. L’un d’eux, celui qui tentait de me « remettre à ma place » en mars 2013, en vain, m’a fortement suggéré de quitter les lieux, après avoir insulté une fois de plus mon intelligence : « On va te rencontrer, Sylvie. On est prêts à t’donner une autre chance. » « Pfft ! » J’ai ri tellement fort de son arrogance version 2018 que la porte du MAC à côté a sans doute frémi légèrement. J’ai donc remercié le maigre messager, m’en tenant une fois de plus aux faits : « L’espace ici, M. Sénéchal, appartient à la Place des arts. Vous n’avez donc aucune autorité icitte, ça c’est clair. » « Bon ben, j’vais aller les chercher. »

Je me suis donc empressée de distribuer mon message au plus grand nombre avant l’arrivée des gros bras, tandis que la responsable de la sécurité, elle, déjà à mes côtés, affichait un air pas mal fâché. Et comme s’il s’agissait de missives explosives de destruction massive, deux costauds gardiens de sécurité s’approchèrent, le visage dur et sévère, mais leur regard trahissant néanmoins une certaine décontenance, voire une confusion, face à cette bonne femme de 48 ans « perturbant » l’atmosphère condensé devant le Théâtre Maisonneuve, seule comme une grande, avec des bouts de papier.

« Madame, s’il vous plaît… Madame… On veut surtout pas avoir à vous prendre de force jusqu’à la sortie. » « Bon ben, faîtes-le pas. Y me reste juste quelques minutes pour sensibiliser le peuple québécois. Le show commence là ! Dans 10-15 minutes, cette manif-solo sera finie… » Il était environ 19h45 en effet, et de ce que j’appris plus tard, les choses s’embrasaient pas mal plus dans l’est de la ville.

J’ai finalement cédé au « madame svp » accompagné d’un crochet soutenu de mes coudes. Et non, malheureusement, les gars n’avaient pas du tout envie de danser un trio - dont j’imaginais déjà le titre, Improvisation mixte ayant pour thème une femme en sacrament et deux agents de sécurité.

Flanquée de mes deux gardes du corps personnels – tant qu’à sortir, mieux vaut faire ça en grand - et n’ayant plus la liberté de mes bras pour distribuer mes dangereux tracts, j’ai donc instinctivement opté pour le cri primal et viscéral, la source même du flamenco, histoire d’attirer l'attention d'encore plus de gens : « Les Grands Ballets instrumentalisent les femmes ! Les Grands Ballets sont gérés par un Boys Club ! Les Grands Ballets américanisent la danse-thérapie au Québec ! »

Sous le regard suspicieux de certains spectateurs, et définitivement désapprobateur du bras de fer de la Place des arts, on a quitté le foyer en direction du métro sous une pluie d’applaudissements virtuels qui jaillissaient du lumineux montage vidéo longeant la pente. Pour le timing, je ne pouvais demander mieux. « Merci! Merci! »

Réalisant que « la madame » blanche-grisâtre avec son corps de matrone ne représentait en réalité aucune menace réelle ou danger public (c’est discutable, mais bon), l’un des deux immenses gardiens nous déserta, me laissant ainsi seule avec le duo paritaire et sécuritaire qui me raccompagna gentiment jusqu’à la sortie.

L’interminable corridor fut une belle opportunité de jaser rapidement avec Marie-Claude, la responsable de la sécurité de la Place des arts. « Bon enfin, une femme en charge. » Comme elle semblait curieuse, voire intéressée, par cette prise de parole publique et intempestive, alors je la repris tout de go, lui expliquant l’exploit que je venais tout juste de réaliser.

Car oui, malgré cette trop courte, mais ô combien intense performance artistico-politique, le tout était un succès, disons bien modestement, phénoménal : « Vous vous rendez compte, Madame Marie-Claude, que ce soir, 15 mars 2018, pour la première fois depuis mars 2013, j’ai enfin obtenu l’attention de tout ce beau monde, quelques spectateurs certes, mais d’abord de Madame Constance V. Patty, la grande mécène et présidente du Conseil d’administration, ensuite M. Alain Dancyger, directeur général des Grands Ballets depuis 1996, qui n'a jamais au grand jamais voulu entendre ce que j'avais à dire depuis 2012, en plus de revoir l’autre gestionnaire qui voulait faire de moi une marionnette… » (En passant, il y avait justement une très intéressante exposition de marionnettes géantes du Théâtre sans fil à l’Espace culturel juste à côté. Synchronicité, quand tu nous tiens toi aussi.)

Marchant calmement tous les trois, on a discuté très brièvement de justice sociale, de pouvoir citoyen, de désobéissance civile, de la chronique de Petrowski qu’elle avait lue quelques jours plus tôt, lui suggérant par la même occasion le segment Le féminisme comme outil de marketing diffusé à l’émission Dans les médias. (Voir aussi "Ode à la femme", mon oeil)

L’atmosphère était plutôt bon enfant, et le gros monsieur, qui n’entendait pas du tout à rire au début de ce long parcours, a presque fendu un sourire. Je leur ai donné la main (ainsi qu’un tract) et leur ai poliment demandé si je pouvais revenir le lendemain… « Mais non, je déconne. Allez, bonne fin de soirée là. » Car même si je n’ai aucun problème avec la confrontation et l’argumentation (si, si, je suis Québécoise), j’apprécie également une bonne réconciliation, faite dans le respect, d’égal à égal.

Une fois officiellement à l’extérieur de la Place des arts, et à nouveau libre de mon corps et de mon expression personnelle, j’ai lancé un Olé! bien senti le bras haut dans les airs… and dropped the mic. 

« Nobody fucks with a flamenco woman… bande d’enfoirés. »

***
Nota bene : 20 mars 2018 - Alain Dancyger quitte la tête des Grands Ballets. Une femme reprendra-t-elle le flambeau et la véritable mission de Mme Chiriaeff ? Mme Anik Bissonnette peut-être ?... dossier à suivre.

Messages les plus consultés de ce blogue

Le Prince et l’Ogre, le mauvais procès

Poursuivi en justice pour des agressions sexuelles et des viols qu’il aurait commis à l’endroit de plusieurs femmes, un homme connu du grand public subit un procès. Dans le cadre de ces procédures, des témoins défilent à la barre. Parmi ceux-ci, des amis de longue date, des proches, des collègues et d’anciens collaborateurs venus témoigner en faveur de l’accusé. Tous soulignent sa belle personnalité, le grand homme qu’il a toujours été. Ils le connaissent bien ; cet homme n’est pas un agresseur. Au contraire, il a toujours joui d’une excellente réputation.  C’est un homme « charmant, courtois, poli et respectable » tant envers les hommes que les femmes, répéteront-ils. Il est « un peu flirt », certes, « comme bien d’autres ». Mais personne n’a souvenir qu’on ait parlé en mal de lui. Jamais. Parfois, il est vrai, il a pu se montrer insistant envers quelques femmes, affirmera lors d’une entrevue un excellent ami depuis le Vieux Continent. Mais on pa...

Les Grands Ballets canadiens et la guerre commerciale américaine

La guerre commerciale «  made in USA  » est commencée. De toutes parts, on nous invite à boycotter les produits et les services américains. Quoi ? Vous songiez aller en vacances aux États-Unis cette année ? Oubliez ça ! Il faut dépenser son argent au Canada, mieux encore, au Québec. Dans ce contexte, on nous appelle également à boycotter Amazon (et autres GAFAM de ce monde) ainsi que Netflix, Disney, le jus d’orange, le ketchup, le papier de toilette, etc. – nommez-les, les produits américains –, en nous proposant, et ce un peu partout dans les médias québécois, des équivalents en produits canadiens afin de contrer la menace américaine qui cherche ni plus ni moins à nous affaiblir pour ensuite nous annexer. Les Américains sont parmi nous  Pourtant, les Américains sont en ville depuis longtemps. Depuis 2013, en effet, les Grands Ballets canadiens de Montréal (GBCM) offrent une formation américaine ( in English, mind you , et à prix très fort qui plus est) sur notre territo...

«Boléro» (2024), l’art de massacrer la danse et la chorégraphe

  Réalisé par Anne Fontaine ( Coco avant Chanel ), le film  Boléro  (2024) porte sur la vie du pianiste et compositeur français Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) durant la création de ce qui deviendra son plus grand chef-d’œuvre, le  Boléro , commandé par la danseuse et mécène Ida Rubinstein (Jeanne Balibar). Alors que Ravel connait pourtant un certain succès à l’étranger, il est néanmoins hanté par le doute et en panne d’inspiration.  Les faits entourant la vie de Maurice Ravel ont évidemment été retracés pour la réalisation de ce film biographique, mais, étrangement, aucune recherche ne semble avoir été effectuée pour respecter les faits, les événements et, surtout, la vérité entourant l’œuvre chorégraphique pour laquelle cette œuvre espagnole fut composée et sans laquelle cette musique de Ravel n’aurait jamais vu le jour.  Dans ce film inégal et tout en longueur, la réalisatrice française n’en avait clairement rien à faire ni à cirer de la danse, des fai...

« Femme Vie Liberté » Montréal 2024 (photos)

Deux ans après la mort de Mahsa Amini, décédée après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour le port « inapproprié » de son voile, le mouvement iranien « Femme Vie Liberté » se poursuit...  ----- Photos  : Sylvie Marchand, Montréal, 15 sept. 2024  À lire  :  Malgré la répression, de nombreuses Iraniennes ne portent pas de hijab ( La Presse , 14 sept. 2024)  Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, la répression « a redoublé d’intensité » (Radio-Canada, 15 sept. 2024)

Je me souviens... de Ludmilla Chiriaeff

(photo: Harry Palmer) La compagnie de danse classique, les Grands Ballets canadiens, a été fondée par une femme exceptionnelle qui a grandement contribué à la culture québécoise, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), surnommée Madame. Rien de moins. Femme, immigrante, visionnaire Née en 1924 de parents russes à Riga, en Lettonie indépendante, Ludmilla Otsup-Grony quitte l’Allemagne en 1946 pour s’installer en Suisse, où elle fonde Les Ballets du Théâtre des Arts à Genève et épouse l’artiste Alexis Chiriaeff. En janvier 1952, enceinte de huit mois, elle s’installe à Montréal avec son mari et leurs deux enfants – elle en aura deux autres dans sa nouvelle patrie. Mère, danseuse, chorégraphe, enseignante, femme de tête et d’action, les deux pieds fermement ancrés dans cette terre d’accueil qu’elle adopte sur-le-champ, Ludmilla Chiriaeff est particulièrement déterminée à mettre en mouvement sa vision et développer par là même la danse professionnelle au Québec : « Elle p...