S’il s’agissait d’une compagnie minière, on parlerait de contamination des sols, de pollution de l’air et des rivières, d’exploitation des femmes, etc. Mais puisqu’il est question d’une compagnie de ballet, on y voit que du feu, des tutus et d’étincelantes paillettes. Voici l’histoire (inachevée) d’une institution québécoise élitiste et racoleuse qui ravage notre culture, tout en recevant des fonds publics. Bienvenue au pays d’Oz.
La mise en scène, ou, les coulisses du sous-financement culturel
Le récit débute peu de temps après le tsunami économique provoqué par les bandits de Wall Street : « … au beau milieu de la récession qui suivit la crise de 2008, Raymond Bachand se fit le promoteur d’une nouvelle "révolution culturelle". Rien de moins! Celle-ci visait le rapport entre le citoyen et l’État et consistait d’abord à habituer le premier – car la culture est beaucoup une question d’habitude – à exiger moins du second pour qu’il développe le réflexe de chercher du côté de l’économie privée et de la grande entreprise les services et biens collectifs qu’il pouvait trouver auparavant du côté de l’économie publique. » (1)
Dès lors, nombreux artistes et organismes culturels décrièrent les compressions et l'injustice. Certains y perdirent quelques plumes, d’autres disparurent complètement - Les Jeunes Ballets du Québec notamment -, et plusieurs artistes quittèrent la scène, passant définitivement à un autre appel : « Usés par la piètre qualité des conditions socioéconomiques, les talents se détournent de leur vocation première (…) quand ils ne quittent pas carrément leur milieu professionnel qui subit alors une perte totale. » (2)
D’autres compagnies toutefois, pourtant fort influentes dans les coulisses du pouvoir, développèrent de leur côté des stratagèmes égocentriques et arrivistes afin de pallier au manque à gagner, en créant de nouvelles sources de revenus. Or il fallait suivre la route de briques jaunes.
La Cité d’Émeraude
En avril 2013, les Grands Ballets canadiens de Montréal lancèrent en grande pompe un Centre « national » de danse-thérapie, initiative appuyée par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec qui tendait alors une enveloppe de 425 000 $, malgré les temps d’équilibre budgétaire, de déficit zéro, bref, l'austère discours néolibéral à la source même du sous-financement des arts et de la culture, mais passons.
Suite à la fabuleuse conférence de presse - fumisterie servant à attirer l’attention des médias et ainsi stimuler l’intérêt du public -, les journalistes s’empressèrent d’annoncer la bonne nouvelle, reprenant essentiellement les mots-clés de l’enlevant communiqué de presse et, étonnamment, sans trop poser de questions. « Enthousiasme », « innovation », lisait-on tout de go dans les journaux. Vraiment ? Aucune critique ? Encore fallait-il tirer le rideau et voir ce qui se tramait derrière... Mais où est Toto le chien quand on a besoin de lui ?
Sur-le-champ, on aurait découvert le pot aux roses, l'imposture, la supercherie oui, soit un simple gestionnaire avec un numéro d’extension, jouant au magicien en tirant habilement les ficelles de « l’imaginaire collectif », voire l’inconscience absolue, à l’aide d’une impressionnante machinerie de marketing frôlant la machination, projetant de belles images holographiques, c’est-à-dire vides et irréelles, comme sait merveilleusement bien le faire toute bonne campagne de propagande. Pour l’illusion et les apparences trompeuses, on ne pouvait faire mieux. D’un seul coup de baguette, ledit Centre « national » de danse-thérapie des Grands Ballets canadiens de Montréal était né. Oui monsieur. La magie pouvait dorénavant opérer, et l’argent circuler de leur côté. Le monde féerique des Grands Ballets.
Did I mention “Houston, we have a problem” ?
La prestigieuse institution québécoise - notre institution, financée à coups de millions annuellement par les contribuables québécois et canadiens -, fondée en 1957 par la grande Ludmilla Chiriaeff, ne possède évidemment aucune expérience ou même compétence dans le domaine de la danse-thérapie, opérant à titre d'organisme de création et de production* en danse, en ballet classique pour être plus précise, technique se situant aux antipodes de la danse-thérapie, mais qu’importe. Nous, danseuses et danseurs, savons malheureusement faire de grands écarts, et ce, dans les conditions les plus précaires. La nécessité n’est-elle pas la mère de l’invention ?
Qui plus est, le nouveau bassin d’exploitation est rempli de gros poissons, de multiples possibilités de financement - les arts et la santé, c’est bien connu, étant des secteurs privilégiés pour les opulents et les grandes entreprises, toujours friands d’un déculpabilisant crédit d’impôt. Et si par la même occasion ce présomptueux don permet de se frotter à l’excellence, de toucher les étoiles et de briller par procuration, mieux s’en porte tout ce beau monde.
D’autant plus que la conférence de presse, comme dans toute production de spectacle d’ailleurs, était cédulée avant même que le cadre et les règles de la profession ne soient clairs et, fait intéressant, en parfaite synchronisation - on a le sens du rythme ou on ne l’a pas - avec l’annuel bal de financement, présidé, cette année-là, par nulle autre que la reine du financement Mme Isabelle Hudon.
Question de crédibiliser la nouvelle entreprise, donc, les Grands Ballets décidèrent d’importer du savoir étatsunien et, du même coup, le coût exorbitant de leur formation bidon, soit 4500 $ pour moins de trois mois, in english only… Ayoille. Ressortez les carrés rouges et les casseroles quelqu’un. Surtout qu’on y remet un factice diplôme en guise de cervelle et de connaissances, épouvantail… épouvantable, dis-je. Et qui, au Québec ou ailleurs, devient « thérapeute » en moins de trois mois ? Poser la question, c’est y répondre. Mais que connaissent les Grands Ballets à la déontologie justement.
Certes on aurait pu innover au Québec, véritablement, en puisant à même le talent et les ressources humaines de notre pays - René Lévesque n’affirmait-il pas que la plus grande ressource naturelle d’un pays, c’est le peuple ? Encore faudrait-il que nos institutions soient toujours québécoises et, à cet égard, les Grands Ballets canadiens de Montréal ne mènent pas le bal - ni celui de la parité, soit dit en passant, à moins d'être une richissime mécène -, étant un piètre créateur d'emplois pour les danseuses et danseurs d’ici, alors que c’était là, précisément, leur mission initiale.
There’s no place like home, nous dit la morale de l’histoire ? Oubliez ça. Tout comme le cœur et le courage d’ailleurs. La nationalisation - « le règlement raisonnable d’une situation parfaitement absurde » disait Lévesque – ainsi que le développement d’un programme universitaire en français exigent du temps. Or tout le monde le sait, le temps, c’est de l’argent. Et là, il n’y a pas de temps à perdre, le train a déjà quitté la gare, et pour l’art du développement, l’intégrité du processus et l’éthique professionnelle, on repassera.
La dure réalité, les vraies questions
Or malgré la vitesse grand V à laquelle les Grands Ballets se démènent, nombreuses questions demeurent entières : Que fait un organisme culturel* dans le domaine de la santé, si ce n’est de l’ingérence ? Une compagnie de ballet classique peut-elle s'immiscer dans le domaine de la thérapie au Québec, sans ordre ou association professionnelle pour protéger les droits et les intérêts du public, encadrer la profession et sa pratique sur notre territoire ?
Plus important encore, vers qui se tourneront les gens, des femmes généralement, plus souvent qu’autrement en situation de vulnérabilité, voire en détresse psychologique, si une faute professionnelle est commise ? Devront-elles s’adresser à l’association américaine avec laquelle les Grands Ballets se sont affiliés ? Ou à la pseudo-association canadienne avec qui ils forment un duo (un comité à l'éthique svp) ? Car, ne l’oublions pas, les grands écarts sont également propices aux blessures et autres dommages.
Et que dire des départements universitaires impliqués dans cette affaire, apparaissant comme « fiers partenaires », et ce, après le mouvement étudiant de 2012 ? Où sont passés ces beaux principes d’« accessibilité aux études universitaires » et de « gratuité scolaire » qui coulaient comme de la sève durant le printemps érable ? Mystère et boule de... subventions.
À qui appartiennent les Grands Ballets ?
Cherchant une issue à cette histoire, question de s’extirper de ce mauvais rêve - même en couleur, c’est insupportable à voir -, la question À qui appartiennent les Grands Ballets ? a été posée aux institutions publiques impliquées de près comme de loin.
Tant du côté du principal intéressé que du Conseil des arts et des lettres (CALQ), c'est le silence radio qui règne. Pas même un accusé de réception automatique. Au ministère de la Justice, duquel relève pourtant l’Office des professions, on conseille plutôt de consulter un avocat, si préjudice il y a. Hum… Préjudice collectif et culturel, est-ce que ça passe ça, vous croyez ?
Du côté du ministère de la Culture et des Communications toutefois, on m’assure par courriel que « plusieurs unités ministérielles se penchent sur [n]otre demande et qu'une réponse du ministère [n]ous parviendra ultérieurement. » … On ne demande tout de même pas à qui appartient l’beau temps, mais bon, on se croise les doigts.
On parle constamment de transparence; clairement, je ne la vois pas… Y aurait-il un.e journaliste dans la salle ? Un malin chien de garde comme Toto (ou Tata) ? Car le rideau a bel et bien été tiré, l'alarme maintes fois sonnée, et il n'y a pas que « l'image de marque de la compagnie » qui importe dans une pratique dite thérapeutique. Le peuple québécois a le droit d'obtenir des réponses. Et même en noir et blanc, ça aurait au moins le mérite d'être la réalité.
Somewhere over the rainbow
Blue birds fly
And the dream that you dreamed of
Dreams really do come true...
-----* Les Grands Ballets canadiens de Montréal est un organisme culturel recevant notamment des fonds publics. En juillet 2017, la compagnie de ballet classique a reçu, entre autres subventions, 2 531 000 $ du Conseil des arts et des lettres (CALQ) pour soutenir leur mission, à titre d'organisme de création et de production artistique en danse. En 2016, c’est 2 175 000 $, et ainsi de suite, remontant le fil du temps jusqu’à leur fondation.
Pour en savoir plus, Danse-thérapie Québec - NON à l'américanisation!
Pétition en ligne... NON à l'américanisation de la danse-thérapie au Québec
(2) Extrait de Justice pour les oubliés de la culture de Fabienne Cabado, Regroupement québécois de la danse, 8 juin 2017.