Passer au contenu principal

Narcissisme et crème glacée

Un homme sort d’une crèmerie fort achalandée du Quartier des spectacles à Montréal. Il saisit aussitôt son téléphone intelligent, prend une photo de son cornet de « crème à glace », et puis une autre encore, sous un nouvel angle, suivi d’un égoportrait (la glace devant sa face), tout en souriant exagérément. Il complète ce malheureux exercice égocentrique en prenant un autre cliché de lui devant l’affiche colorée du marchand de crème glacée. Il pitonne ensuite sur son cellulaire, balance sans doute ces images sur ses réseaux sociaux et attaque (enfin) son cornet ramolli par la chaleur, heureux, comblé, rempli de lui-même. 

Quelques secondes plus tard, une jeune femme sort du même commerce et fait pareil. Elle empoigne son appareil, prend une photo du « sorbet en vedette » de la semaine et puis un égoportrait, léchant goulument son cornet dans une pose incroyable, digne d’une acrobate, d’une gymnaste ou d’une star hollywoodienne se contorsionnant devant des photographes sur un tapis rouge quelque part. Elle prend ensuite un autre selfie devant la vitrine du commerçant et, allez hop! les amis, voyez comment ma vie est belle, magnifique dis-je ! Je suis présentement « sur Montréal » et je savoure une glace à la framboise dans un « trop cool » festival ! Pitoyable. 

#JeSuisNarcissique 

Et c’est comme ça, partout, tout le temps. Où que vous soyez, dans l’espace public, il y a des gens qui s’aiment bêtement, qui se contemplent et se filment inlassablement sur leur téléphone intelligent. Heureux de voir enfin leur visage apparaître dans la porte du métro, plusieurs fixent leur reflet durant tout le trajet. D’autres, eux, font des moues interminables sur leur portable, fascinés par leur image. Plusieurs s’admirent sans gêne. C’est ahurissant à voir. Quelle époque insignifiante, tout de même ! Quelle autosuffisance ! 

Mais c’est là qu’on est rendu, apparemment, comme société individualiste branchée en cette imbuvable ère narcissique. Des gens qui se mettent en scène partout où ils sont, avec une crème glacée, un café, ce qu’ils viennent d’acheter, ce qu’ils s’apprêtent à manger, ce qu’ils sont en train de visiter, etc. « Regardez ! Je mange une poutine sur la rue Ste-Catherine ! » #LaVieEstBelle #Nombril #JeMeMoi

Moi et mon joli minois. La célébration constante, béante et inconsciente de l’ultra individualisme, du nombrilisme extrémiste, de l’égotisme à son paroxysme, tout excité d’agiter son « unicité » copiée-collée. Une grotesque glorification du petit moi. « Hey-Ho ! Regardez ! Je suis présentement dans le métro de Montréal ! » … On s’en sacre, connard. 

L’ivraie de l’égoportrait 

Pendant l’été, j’ai observé des voyageurs qui s’engueulaient tous ensemble avant et après leur « égoportrait de famille ». « Tu vas sourire, Loïc, tu m’entends ! Allez, on attend après toi, je te dis ! » Après de longues minutes de pénible discussion, de semonces et de remontrances, les quatre touristes européens ont tous feint un sourire en même temps – clic ! –, pour tout de suite après reprendre leur dispute exactement là où ils l’avaient laissée. C’était beau à voir. Pour vrai. Car, contrairement à ces quatre sourires factices fabriqués sur la Place Tranquille, cette chicane familiale, elle, était vraie, réelle, ressentie. C’était du véritable, de l’authentique. Le reste n’était qu’une sordide mise en scène, jouée par de mauvais acteurs de surcroît. 

Mais en voyant cette photo sur les réseaux sociaux, leurs amis européens n’ont sans doute vu que du feu, que du plaisir « au Canada ». Mais la vraie réalité, moi, je l’ai vue. J’ai observé de près la vraie vie, dans toute son humanité, et donc, dans toute son imperfection. Or, voilà désormais le monde dans lequel nous vivons. Du mauvais théâtre, de faux semblants, des parures, de belles postures. De larges sourires obligés en guise de souvenirs au centre-ville. 

Vide intérieur et désert collectif 

À quoi servent, en réalité, toutes ces photos sur les réseaux sociaux ? Que révèlent ces innombrables selfies, ces mises en scène bancales et ces égoportraits imbuvables avec une glace à la framboise, si ce n’est le vide existentiel, abyssal et cauchemardesque qui habite les individus du XXIe siècle? 

Comment expliquer ce besoin d’être constamment vu, « aimé », validé, si ce n’est une malsaine dépendance aux regards des autres, accros à leur approbation ? Car sous les apparences de liberté et de joie de vivre, cette obsession d’être vu à outrance sent la rance. Elle trahit un profond mal-être. Derrière cette soi-disant célébration du moi, cette manie du selfie et du « like » à tout prix embaume l’angoisse et le désespoir. On y subodore la carence affective, la détresse, la peur du vide. 

Un jour, dans quelques décennies ou un siècle – s’il reste encore des gens sur cette planète –, des êtres humains regarderont notre époque et conviendront sûrement que les individus du début du XXIe siècle étaient complètement perdus, déboussolés, leur surconsommation ne parvenant pas à combler le vide intérieur ni à apaiser la solitude inhérente à la condition humaine. Dépourvus de tout projet collectif, isolés dans cette société où règne le « chacun pour soi », ces pauvres humains se replièrent misérablement sur eux-mêmes, se regardèrent longuement dans un miroir et se perdirent ainsi dans leur portable. Sans même s’en rendre compte, ces individus devinrent des esclaves modernes. De misérables esclaves de leur visage, de leur image et de lamentables « like ». Oui, pitoyable.


Messages les plus consultés de ce blogue

Les Grands Ballets canadiens et la guerre commerciale américaine

La guerre commerciale «  made in USA  » est commencée. De toutes parts, on nous invite à boycotter les produits et les services américains. Quoi ? Vous songiez aller en vacances aux États-Unis cette année ? Oubliez ça ! Il faut dépenser son argent au Canada, mieux encore, au Québec. Dans ce contexte, on nous appelle également à boycotter Amazon (et autres GAFAM de ce monde) ainsi que Netflix, Disney, le jus d’orange, le ketchup, le papier de toilette, etc. – nommez-les, les produits américains –, en nous proposant, et ce un peu partout dans les médias québécois, des équivalents en produits canadiens afin de contrer la menace américaine qui cherche ni plus ni moins à nous affaiblir pour ensuite nous annexer. Les Américains sont parmi nous  Pourtant, les Américains sont en ville depuis longtemps. Depuis 2013, en effet, les Grands Ballets canadiens de Montréal (GBCM) offrent une formation américaine ( in English, mind you , et à prix très fort qui plus est) sur notre territo...

«Boléro» (2024), l’art de massacrer la danse et la chorégraphe

  Réalisé par Anne Fontaine ( Coco avant Chanel ), le film  Boléro  (2024) porte sur la vie du pianiste et compositeur français Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) durant la création de ce qui deviendra son plus grand chef-d’œuvre, le  Boléro , commandé par la danseuse et mécène Ida Rubinstein (Jeanne Balibar). Alors que Ravel connait pourtant un certain succès à l’étranger, il est néanmoins hanté par le doute et en panne d’inspiration.  Les faits entourant la vie de Maurice Ravel ont évidemment été retracés pour la réalisation de ce film biographique, mais, étrangement, aucune recherche ne semble avoir été effectuée pour respecter les faits, les événements et, surtout, la vérité entourant l’œuvre chorégraphique pour laquelle cette œuvre espagnole fut composée et sans laquelle cette musique de Ravel n’aurait jamais vu le jour.  Dans ce film inégal et tout en longueur, la réalisatrice française n’en avait clairement rien à faire ni à cirer de la danse, des fai...

«La Belle au bois dormant», y a-t-il une critique de danse dans la salle ?

«  Sur les planches cette semaine  » …  «  La Belle au bois dormant  est un grand classique et, en cette époque troublée, anxiogène, la beauté des grands classiques fait du bien à l’âme. Particularité de la version que présentent les Grands Ballets à la Place des Arts cette année : c’est un homme (Roddy Doble), puissant, imposant, sarcastique, qui interprète la fée Carabosse, comme l’a voulu la grande danseuse et chorégraphe brésilienne Marcia Haydée » écrit la journaliste Marie Tison, spécialiste en affaires, voyage et plein air dans La Presse .  Qu’est-ce qui est pire ? Une compagnie de ballet qui produit encore des œuvres sexistes et révolues ? Un homme qui joue le rôle d’une femme (fée Carabosse), rôle principal féminin usurpé à une danseuse ? Ou une journaliste qui ne connait absolument rien ni à la danse ni aux œuvres du répertoire classique, incapable du moindre regard ou esprit critique, qui signe constamment des papiers complaisants de s...

Journée internationale des femmes, le jour de la marmotte

Chaque année, c’est la même chose qui se produit. Chaque année, quelques jours avant le 8 mars, on se lève avec l’impression de jouer dans le film Le jour de la marmotte (1993). Chaque année, on a beau se démener, crier, décrier, dénoncer, l’année suivante, c’est encore le même scénario qui recommence, les mêmes images incongrues, choquantes, qui apparaissent sous nos yeux. On nous prend vraiment pour des idiotes.  Encore cette année, le gouvernement canadien, sous la houlette du ministère Femmes et Égalités des genres Canada (FEGC), nous fait la même jambette intellectuelle, la même promotion vide de sens.  «  Le 8 mars est la Journée internationale des femmes (JIF). Il s’agit d’une journée pour reconnaître et célébrer, à l’échelle mondiale, les réalisations sociales, économiques, culturelles et politiques des femmes et des filles. C’est aussi l’occasion de souligner les progrès réalisés dans la promotion des droits des femmes et les efforts continus requis pour ga...

« Hi(s)tory » et la mienne

Mon frère jumeau et moi étions comme chien pis chat. Au point tel qu'il avait été décrété, et ce, dès la maternelle, qu'il valait mieux être séparés, pour notre bien et celui de tous. Nous avons donc été éduqués chacun de notre côté, et très différemment qui plus est. L'endoctrinement machiste et patriarcal Une fois au niveau secondaire effectivement, le contenu de certains de nos cours avait drastiquement changé, notamment, en économie. Lui avait la « mondiale », moi, la « familiale   ». Cours de cuisine, de couture, de tricot, id est (cours de latin aussi, c’est vrai) « comment prendre soin d’une famille sans se ruiner », pour les nulles, bien avant son temps. J’avais à peine 12 ou 13 ans quand tout ce baratin a commencé, et je ne voulais pas d’enfant - un dossier réglé à l’âge de cinq ans -, j’avais donc la motivation dans les talons, en plus d’avoir déjà été initiée à ces disciplines « féminines » à la maison. Servant essentiellement à l...