On l’a observé entre autres durant la pandémie : il ne suffit que d’une crise, majeure ou mineure, pour mettre en relief les iniquités et les inégalités socioéconomiques, un écart qui ne cesse d’ailleurs d’augmenter entre les pauvres et les riches.
Le 5 avril dernier, en effet, il n’aura fallu que quelques heures, après une panne de courant généralisée à Montréal, pour remettre tous les individus de notre société à leur place. Météo fracassante, pluie verglaçante, branches et arbres tombés, coupures d’électricité, frigo à vider, pertes de nourriture, commerces de quartier fermés, et nous voilà soudainement dans un état criant de précarité. Qu’allons-nous manger durant les prochaines heures dans cette petite noirceur ? Et si cette panne ne durait qu’une heure ? Courage, c’est semaine pascale, « prions ensemble le Seigneur » … Tant s’en faut.
Plusieurs riches et parvenus de la rue ont tout de go sauté dans leur voiture, fui la ville à vive allure afin de se mettre à l’abri et au chaud dans leur « résidence secondaire » (s’ils n’étaient pas déjà en vacances quelque part dans le Sud) – la belle affaire.
Pendant ce temps, les pauvres, eux, les moins nantis et les démunis, comme c’est toujours le cas lorsqu’une crise éclate, devaient faire du surplace. En bas de la hiérarchie sociale, dans « l’écosystème de la pauvreté » comme il fut déjà écrit dans un journal, il faut sans cesse prendre son mal, sa souffrance et sa faim en patience. Oui, il faut attendre. Attendre le courant et la chaleur – pas humaine, juste ambiante –, la faim au ventre, pendant que les riches et les parvenus, eux, épargnés des dégâts du verglas et du froid, boivent, mangent et s’éclatent royalement, tout en prenant des selfies de leur vie confortable.
Il s’agit effectivement de pure provocation, et beaucoup d’inconscience, ce répugnant « Me, Myself and I » régnant crânement dans notre société ultra individualiste. C’est « chacun pour soi » et « sauve qui peut » – du confort et de l’indifférence, comme le filmait l’autre à une autre époque pas si lointaine.
Et pourtant, nous ne cessons de les admirer, ces riches, ces nantis et ces bouffons graissés décomplexés. Nous ne cessons de les regarder, de les envier, de les écouter, de les considérer. Portés aux nues dans cette société capitaliste patriarcale, les hyper-riches sont d’ailleurs partout dans les médias, sur nos écrans, dans les films et séries télévisées.
Les riches brillent partout, comme si leur statut socioéconomique relevait d’une grande réalisation personnelle, d’un accomplissement de taille, alors que bon nombre d’entre eux sont en réalité des personnalités exécrables, voire ratées, des êtres égocentriques et narcissiques, des créatures immondes, malhonnêtes et immorales.
Le bonheur, nous répète-t-on ad nauseam dans cette société de surconsommation, se trouverait non plus dans la réalisation de l’être humain, le partage, la coopération, le développement du tissu collectif, mais plutôt dans l’achat de biens éphémères, l’accumulation excessive de bébelles et de cossins, la surconsommation inconsciente et assommante, tout en exhibant cette indécente opulence sur son compte Instagram.
C’est l’obsession de la possession et des marques de prestige. Pour réussir sa vie, chers amis, il faut acheter des produits. Des produits de marque, des cossins haut de gamme. Il faut remplir le vide existentiel avec du matériel, devenir à tout prix propriétaire d’un condo surévalué, ainsi que d’un chalet ou d’une résidence secondaire. Il faudrait s’endetter pour plaire et bien paraître aux yeux des voisins.
Voilà le succès, chers concitoyens, la réussite dans la vie, un message construit et maintes fois martelé par de brillants « marketeux » depuis des décennies, une message vide de sens qui s’est immiscé dans nos cœurs, nos mœurs et nos esprits. Au diable l’humanité, la collectivité, la solidarité. Nous voilà bien renseignés.
À quand la révolte des pauvres et des moins nantis ? À quand la fin des faibles et des affamés dans ce presque-pays ?
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« Notre disposition à admirer les riches et les puissances est la cause de "la plus lourde et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux", disait Adam Smith en son temps. Elle nous pousse à mépriser les pauvres, à négliger les droits élémentaires des plus vulnérables et à maintenir l’ordre social établi, peu importe ses conséquences. En Occident, cette admiration aveugle est si profondément ancrée dans notre culture consumériste et dans l’American way of life que nous refusons de la remettre en question. »
– Dahlia Namian, La société de provocation – essai sur l’obscénité des riches (Lux, 2023)