Les femmes le savent depuis longtemps : la colère et la frustration ressenties face aux inégalités (salariales, notamment, mais aussi des chances, de traitement, d’accès au pouvoir, etc.) nous brûlent les entrailles, nous faisant parfois même grimper dans les rideaux. Or, la « bonne » femme, elle, sait aussi qu’elle doit néanmoins se retenir, se garder une petite gêne, somme toute, bien se tenir, afin d’éviter d’être accusée à tort d’« hystérique ».
Quoi de mieux, alors, qu’une vidéo drôle et amusante pour démontrer efficacement et « hors de tout doute raisonnable » à quoi ressemble la vraie frustration devant une injustice qui se déroule sous nos yeux.
L’aversion innée aux inégalités
Il s’agit ici d’un extrait d’une conférence du psychologue et primatologue d’origine néerlandaise Frans de Waal. Le chercheur, qui s’intéresse depuis longtemps à l’empathie et à l’intelligence sociale chez les primates, présente à son auditoire une expérience réalisée en laboratoire avec des singes : Two Monkeys Were Paid Unequally: Excerpt from Frans de Waal's TED Talk (2 min. 43 sec.)
Nul besoin d’un doctorat en primatologie pour savoir que les singes ne sont pas plus idiots que les humains. Si un congénère reçoit un raisin pour un même comportement enseigné, pourquoi l’autre se contenterait-il d’un minable morceau de concombre ? De « l’eau », essentiellement, selon le professeur en question, soit une récompense beaucoup moins attrayante, gratifiante ou satisfaisante qu’un bon fruit sucré.
Après avoir ri un bon coup en voyant la réaction du singe « sous-payé » par rapport à son voisin de cage, on réalise à quelle point la frustration ressentie par le primate, devant l’injustice qu’il subit, est manifestement physique, corporelle, viscérale.
L’égalité et la justice sont-elles des besoins innés, biologiques ?
Alors que plusieurs humains apprennent trop souvent à rationaliser, à justifier, et donc, à s’habituer aux inégalités, aux injustices, de même qu’aux mauvais traitements reçus depuis longtemps – « C’est comme ça depuis toujours, que voulez-vous qu’on y fasse ? » –, on constate que la réaction spontanée du singe, elle, est en revanche immédiate, sincère et dépourvue de toute justification ou raisonnement encombrant, balançant sur-le-champ la piètre « récompense » à la chercheure. « Mais c’est quoi, ça ? C’est une farce ? Reprends ton concombre, minable ! »
De profonde frustration à grande démission ?
Un peu partout, en Amérique, on observe depuis quelque temps un phénomène de départs massifs des travailleurs (petits, moyens ou grands) qui ont décidé, eux aussi, de jeter la serviette avec le « morceau de concombre ».
Aux États-Unis, on parle de « Great Resignation ». Plus près de nous, au Québec comme au Canada, on nomme ce départ massif des travailleurs du marché de l'emploi la grande démission. (Voir aussi, entre autres, The Great Resignation: Why more Americans are quitting their jobs than ever before – 60 Minutes, 9 jan. 2022)
Alors que les facteurs psychologiques et socioéconomiques en jeu qui expliqueraient ce retrait en masse d’un nombre important de travailleurs restent à être identifiés clairement, on peut toutefois se demander si les inégalités grandissantes vécues sur le marché du travail par bon nombre de petits travailleurs seraient en cause. Il ne fait aucun doute que la pandémie a eu un impact déterminant sur plusieurs citoyens, bousculant les priorités de chacun, provoquant des déménagements vers les régions, par exemple, et autres mouvements de société.
Dans ce contexte, plusieurs petits travailleurs et salariés ont décidé de revoir leur place et leurs priorités au sein d’une société capitaliste qui exige sans cesse plus d’eux, poussant les forces du travail à un rythme toujours plus effréné, et ce, en échange d’un maigre morceau de « concombre » rempli d’eau, peu sucré et nettement insuffisant.
Avec la pénurie de main-d’œuvre, plusieurs travailleurs pourront peut-être négocier de meilleures conditions de travail, arguait récemment le premier ministre du Québec François Legault. C’est là la vision d'un patron-économiste qui a déserté le plancher des vaches depuis longtemps. La réalité d'aujourd'hui est que les inégalités augmentent sans cesse, les riches étant de plus en plus riches, se remplissant les poches de bons raisins juteux et sucrés.
Ce que le PM ne dit pas, toutefois, totalement déconnecté des pauvres qu'il est, c’est qu’il faudra clairement revoir et bonifier les conditions de travail et les revenus des petits travailleurs afin de tirer les moins nantis de la société vers le haut. Car, comme on le voit chez les primates en général, la frustration peut rapidement se transformer en révolte envers la main même qui nourrit mal, et surtout, inéquitablement.
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Extraits de L’âge de l’empathie (Babel, 2011) de Frans de Waal :
« Une étude nous a montré que plus un primate se dépense en vue d’une récompense, plus il réagit avec véhémence en en voyant un autre obtenir mieux. Comme s’il disait : "Je me suis crevé au travail et je n’obtiens toujours pas la même chose que lui ?!" »
« Les mieux nantis s’émeuvent parfois, mais ceux qui finissent par se révolter et balancer leur nourriture d’un geste rageur sont invariablement les détenteurs de légumes fades, face aux rares privilégiés qui se gavent de fruits sucrés. Robin des Bois avait tout compris. La répartition de la richesse répond au plus profond désir de l’humanité. »