En décembre dernier, la Grande Bibliothèque install[ait] des fauteuils antiparasitaires. J'ignore si cela a réglé le problème des punaises de lit, mais laissez-moi vous dire que les parasites humains, eux, ont su pour leur part s'adapter.
Ces parasites humains, ce sont ces crétins qui rôdent sans cesse dans la Grande Bibliothèque, à la recherche de jeunes filles sur lesquelles se coller ou encore emmerder. Et c’est plein, de ces clin-clins. À moi seule, je pourrais facilement en identifier trois, peut-être même quatre, à partir de mes observations seulement, compilées sur plusieurs années, et ce le plus objectivement possible, enfin presque.
Mon fantasme le plus fou ? Les identifier à la police… Oui, je sais, get a life, ma belle...
« Alors oui, monsieur l’agent, je peux clairement vous en identifier quelques-uns. Mettez-les tous là devant moi, les uns à côté des autres, ou encore à la queue leu-leu, qu’importe, je peux d’entrée de jeu vous en pointer deux, de ces abrutis, de ces colons, de ces vieux cochons ! …
» Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? … Mais non !, monsieur l’agent, évidemment qu’ils ne m’ont jamais embêtée, moi, ces morons. Regardez-moi. D’abord, je suis une femme de 50 ans. Ça n’intéresse personne, les quinquas. Ensuite, regardez mon visage, voyez par vous-même comment j’ai l’air bête naturellement. Il n’y a absolument rien d’invitant chez moi, pour ces prédateurs, monsieur l’agent, rien d’attrayant… Non. De plus, ces hommes savent très bien détecter les femmes vulnérables, fragiles, tandis que, pour ma part, lorsqu’ils croisent mon regard, ils savent d’emblée qu’il ne faut pas m’emmerder, mes yeux étant comme deux couteaux bien affilés.
» D’autant plus qu’ils savent, ces parasites, que je sais. Oui, certains d'entre eux savent que je connais leur petit "secret", ai depuis longtemps identifié leur manigance, leur stratagème à la con pour approcher les filles…
» Tenez, prenez celui-là, par exemple, monsieur l’agent, le p’tit con là, avec sa casquette rouge et blanche, son air insignifiant et son allure de gamin, d’éternel ado. Eh bien celui-là, je l’ai déjà suivi, vous voyez. Oui, je vous le dis ! Je l’ai traqué juste pour l’emmerder, vous comprenez, juste pour lui montrer que je sais, que je connais sa "tactique", ses petites "gamiques", ses feintes, ses manœuvres et ses combines pour s’approcher des filles, et donc, comme ça, au besoin, je pourrais facilement le dénoncer.
» D’abord, il faut savoir que, lui, pour être parfaitement libre de ses mouvements, il laisse son manteau et ses effets personnels dans l'un de ces casiers offerts au public, aux usagers de la bibliothèque. Car il "travaille" sur plusieurs étages, celui-là, voyez-vous. Il opère en se promenant avec un grand livre rempli d’images entre les mains – c’est généralement un ouvrage d’architecture ou de paysages – question d’avoir l’air occupé mais surtout innocent. À vrai dire, monsieur l'agent, c’est un acteur, un habile acteur.
» Sous sa casquette sale et immonde, soit dit en passant, il est chauve, monsieur l’agent, enfin partiellement, enfin pas mal chauve si vous voyez ce que je veux dire. Je le sais, je l’ai vu récemment au bureau d’immatriculation à Berri alors qu’il devait prendre une photo… Ce fut la totale. Pour moi, pas pour lui.
» Celui-là, donc, parcoure infatigablement la Grande Bibliothèque, scrutant habilement les rangées et les espaces de travail de son regard exercé de "prédateur", de parasite habitué, à la recherche d’un siège libre à côté d’une fille, de préférence très jeune et asiatique.
» En tirant sa chaise vers lui, le smatte en question s’assure de la rapprocher un tantinet de la jeune femme. Il fait de même en s’assoyant, s'approchant encore un peu plus de sa cible, sans que ces filles ne disent quoi que ce soit, ni même ne lèvent la tête, alors qu’il empiète déjà leur territoire, leur espace personnel.
» Car ces parasites humains, vous voyez, sont expérimentés. Ils savent repérer les jeunes femmes les plus sages, les plus timides, les introverties, celles qui ne font pas de vagues. Ça se sent, ce genre de truc. C’est le flair qui opère, qui repère; ça relève d’un très vieil instinct animal inscrit dans les vestiges cérébraux.
» Ensuite, j’ignore totalement ce qui se passe dans sa tête, monsieur l’agent, mais on peut certainement présumer que le mec en question se propulse dans une sorte de fantasme érotico-machin de haute voltige, tout en feignant parcourir son livre. Sinon, pourquoi ferait-il tout cela ? Peut-être hume-t-il tout simplement le parfum de ses "victimes" – bon, appelons-les conquêtes fantasmagoriques, n’ayant jamais, pour ma part, été témoin d’un crime –, peut-être s’abreuve-t-il subtilement de leur féminité exaltante, ou encore se nourrit-il de sublimes scénarios qui se déroulent seulement dans sa tête avec sa nouvelle conquête, qu’en sais-je…
» Mais ce qui est clair toutefois, dans les comportements humains, monsieur l’agent, c’est que personne, personne, aucun être humain n’investit autant d’effort et d’énergie, ne se donne jamais autant de mal, de trouble et de misère pour rien. Il doit nécessairement en retirer quelque chose, de cet étrange manège, un malin plaisir, ou pire. Car par définition, un parasite tire toujours un profit quelconque de son hôte.
» Au suivant maintenant, monsieur l'agent. Le vieux grano quinqua, là-bas... »