On va l’appeler Christophe, car il serait sans doute fâché de savoir que j’ai écrit à propos de lui en utilisant son vrai prénom. C’est l’homme le plus sauvage, marginal et en retrait, pour ne pas dire « déconnecté » de la société que je connais, et ce, en plein centre-ville de Montréal, pas dans un shack quelque part dans le bois.
Pas de Facebook, pas de réseaux sociaux, pas d’ordi, pas même de téléphone. Il ne vote pas, ne lit pas les journaux, croit en toutes sortes de théories complotistes (mais passons) et sait à peu près ce qui se passe au Québec, comme ailleurs dans le monde, en discutant avec des gens qu’il rencontre ici et là.
Son temps, lui, il le passe à lire :
« Combien d’heures lis-tu par jour, "Christophe" ?, lui ai-je demandé au printemps dernier.
- Ah mon doux, je dirais en moyenne 8 heures par jour.
- Huit heures !
- Environ. Ça, c’est une bonne journée de lecture. Des fois, c’est plus, des fois, c’est moins.
- C’est ça, ça te donne une moyenne… »
Je le surnomme « Christophe le philosophe » car, chaque fois que je le croise, il a un bouquin de philosophie entre les mains. « Non, non, je ne suis pas un philosophe, rouspète-t-il sans relâche. Je suis un élève, un étudiant. »
Il aime parler de ses lectures, de ses réflexions sur différents sujets, de Platon, Nietzsche, Aristote, Kant, Schopenhauer (son préféré, du moins dernièrement), et j’en passe, en plus d’avoir lu l’œuvre complète du psychanalyste Carl Gustav Jung qu’il adore. En contrepartie, il déteste Freud pour mourir. « Je ne peux même pas lui voir la face ! »
Ces lectures alimentent son esprit et tous ces philosophes sont en quelque sorte ses pères (et quelques mères) spirituels. Il médite sur ces penseurs, tels des personnages, tard le soir, il en rêve même la nuit.
Car Christophe a eu une enfance de merde – et je ne dis pas ça à la légère. Sa mère biologique a profité de lui et l’a exploité de toutes les manières inimaginables. Pour résumer la situation avec sa mère et le beau-père, il n’hésite pas à dire : « J’étais "l’esclave" de service. » (Il a d’abord utilisé un autre terme pour ensuite corriger le tir.)
Durant dix années consécutives, il a connu autant de « foyers d’accueil » où il a, chaque fois, été abusé physiquement, psychologiquement et sexuellement. « Quand tu arrives dans une nouvelle place, tu es comme une brebis parmi les loups », raconte-t-il.
Une fois devenu adulte, la suite n’a pas vraiment été beaucoup plus facile. Comment voulez-vous faire confiance à l’humanité quand tout ce que vous connaissez, de fait, depuis votre naissance, c’est l’abus, l’exploitation et nombreux prédateurs, à commencer par vos propres géniteurs.
Un soi-disant « thérapeute » (ou pseudo-gourou-guérisseur) aurait également profité de lui, de ses vulnérabilités et de sa situation, il y a de cela quelques années, pour l’escroquer. Mais de ça, il ne veut pas trop en parler. « Mais cet homme, Christophe, ce soi-disant "intervenant/guérisseur", il travaille encore ? Il fait toujours des "thérapies" de groupe avec des gens qui cherchent de l’aide ? » « Oui », affirme-t-il.
Christophe a également travaillé, dans le passé, comme chauffeur de camion. Et comme camionneur, vous imaginez, il était constamment sur la route, sans réel point fixe.
Car « Christophe le philosophe » est en fait itinérant depuis plusieurs années. Il se promène dans la métropole avec un livre dans les mains, sa vie qui tient dans un pack sac et ses souvenirs infantiles cauchemardesques sur le dos.
Son budget pour se nourrir est de trois dollars par repas – essayez ça pendant quelques jours – et, cela va sans dire, il ne peut pas cuisiner. « Tu ne peux pas cuisiner et tu ne peux rien conserver, alors, les choix sont assez limités. » Et comment.
Même lorsqu’il lit ces livres de philosophie qu’il emprunte à la bibliothèque, Christophe, 46 ans, ne reste jamais longtemps au même endroit. Il doit changer de lieu après quelques heures de lecture. « Faut que je change de place. » Je crois que c’est plus fort que lui. L’errance, être constamment en mouvement, sans domicile ou lieu fixe où se déposer sereinement, c’est pas mal tout ce qu’il a connu toute sa vie.
Depuis la première neige, je ne l’ai pas revu…
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En lien : Un enfant des services sociaux sur cinq vit une forme d’itinérance de Jean-François Nadeau, Le Devoir, 20 nov. 2019.
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- Arthur Schopenhauer (1788-1860), dans Parerga et Paralipomena (1851)