Dans les pays communistes, on note tout. On observe vos allées et venues, remarque qui était avec vous. Au travail, on inscrit la date, l’heure d’arrivée des camarades, l’heure de leur départ, la température. On fait des inventaires, on remplit des formulaires, des demandes de permis, de clés, de visas, et cetera. On détermine également qui est responsable de la clé, pendant une période donnée, on y inscrit habituellement le nom du jefe (chef).
Pendant ce temps, des policiers, eux, effectuent des contrôles dans la rue. On vous demande de sortir votre carnet d’identité, sans motif précis, porque le da la gana (parce que ça lui tente). Peut-être avez-vous tout simplement une tête de jinetera (prostituée)…
Dans ce système tricoté serré, on privilégie l’ordre à tout prix. On exerce un contrôle assidu des gens, des passages, de l’information, de la population. On prend acte, de cet ordre, en l’inscrivant dans un cahier jauni, en retranscrivant toutes ces informations recueillies, tout ce qui, durant la journée, s’est produit.
Des feuilles et des feuilles ont ainsi été remplies. Des milliers et des milliers de cahiers jaunis. Ils sont la preuve irréfutable que l’ordre est stable, camarade, que toutes ces informations sont maintenant « contenues », conservées, en somme, qu’il y a des règles, un contrôle, une régularité, des ordres et des forces de l’ordre pour maintenir ce système en place.
Le 1er octobre dernier, la Chine célébrait le 70ième anniversaire de son régime. L’ordre y régnait de plus belle, brillait majestueusement par cette mise en scène, cette parade militaire, presque parfaite. Ce fut une véritable démonstration de force, par le maintien de l’ordre, le contrôle – des membres, des corps et des individus –, la contention de tout un peuple.
Lorsqu’on regarde une vidéo de cette époustouflante démonstration, on remarque toutefois qu’un homme, une fraction de seconde, se trompe, sa tête bougeant avant celles des autres. C’est absurde, je sais, mais j’ai eu une pensée pour lui. Que lui est-il arrivé, après la parade, à ce camarade ? Comment s’est terminée sa journée ? Les représailles n’ont pas dû se faire attendre. C’est clair qu'il y a eu des conséquences. Tout était si parfait, sauf ce mouvement de tête de sa droite vers… la gauche. Pauvre homme.
Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, à Hong Kong, le chaos, les perturbations, les manifestations, la rébellion. Les unes à côté des autres, ces images sont époustouflantes, saisissantes : l’ordre vs le désordre.
D’un côté, le contrôle, les rangs, les lignes droites, l’apparence de la perfection, les chants ordonnés, les applaudissements synchronisés, les mouvements chorégraphiés, la contention des émotions, la soumission de toute une population. De l’autre, le chaos, la révolte, la riposte, la violence, les mouvements, les soulèvements, les cris, le bruit, les accidents, le sang.
Rassemblement uniforme, union, communion, communisme et lider maximo d’un côté, de l’autre, revendications, bouleversements et demandes, on réclame même la tête du parlement.
Le plus intéressant dans tout ça, ce n’est pas la violence, la destruction ou encore la brutalité de certains actes de perturbation, mais bien le point de virage, de bascule, de rupture entre les deux.
En chimie, par exemple, on dit d’une solution qu’elle a « viré », lorsque sa concentration a irrévocablement changé. Sa nature a été modifiée, sa composition et son pH altérés, elle change alors de « couleur », si on utilise un indicateur.
Similairement, certains spécialistes du comportement humain et des phénomènes sociaux, Malcolm Gladwell entre autres, parlent ici d'un point de bascule. D’autres, en psychologie des profondeurs comme ailleurs, parleront d’un déclic, d’un « ah ah moment », d’une prise de conscience, d’un déclencheur, d’un point tournant, d’un instant, d’une nanoseconde, d’un shift, d’une tournure, d’une transition, d’une faille dans le système, de « fils qui se touchent », d’un court-circuit, d'un moment charnière, somme toute, d’un élément déterminant qui fait « virer » un individu ou encore toute une nation, une société.
C’est ce point de virage qui, moi, m’intéresse. Un peu partout, en ce moment, sur la planète, ça pète. Comme « un désir de tabula rasa contre les élites politiques au pouvoir » – (lire l’analyse de François Brousseau Le monde entier descend dans la rue).
Et c’est à la recherche de ce point de bascule, de ce moment bien précis entre l'ordre et le désordre, que je parcoure sans cesse ma ville. J'ignore comment ou pourquoi, mais j'ai la foi. Table rase, table rase...