À la fin du XIXe siècle, jusqu’au début du XXe, les cirques américains mettaient bien souvent en scène des gens atteints d’une maladie, d’une pathologie, d’une déformation quelconque et autres « monstruosités » de la nature. Certains freaks et phénomènes de foire savaient faire des acrobaties, mais pour la plupart, ils se tenaient là, exhibant tout simplement leurs anomalies : « Au Ringling Brothers – Barnum & Bailey Circus, à New York sur Madison Square Garden, par exemple, le sideshow des freaks était juste à côté de la ménagerie. On y montrait littéralement les gens comme des animaux. » (1)
« Le cirque [Barnum], à cette époque, faisait, beaucoup plus qu’aujourd’hui, appel à la cruauté de la nature. Parmi les attractions, il y avait des patients atteints de maladies endocrinologiques, tels que des nains; la femme la plus grosse du monde; le plus grand des hommes; le type avec la plus grosse mâchoire, etc. D’autres étaient des patients atteints de maladies neurologiques, tels que de jeunes gens possédant une peau d’éléphant (ils souffraient de neurofibromatose). [Phineas P.] Gage faisait partie de cette dernière catégorie. On peut l’imaginer au sein d’une telle troupe fellinienne, exhibant son malheur pour de l’argent. » (2)
Phineas P. Gage est un cas bien connu en neurologie, dont les comportements et la personnalité furent étudiés pendant plusieurs années, après qu’il ait subi un grave accident crânien, une barre de métal ayant traversé son cerveau. Il survécut, mais non sans conséquences. « Puis il a commencé une carrière comme attraction de cirque. Il a fait partie du spectacle présenté par le cirque Barnum à New York, où il montrait orgueilleusement ses blessures ainsi que la barre de fer. » (3)
Fort heureusement, les découvertes scientifiques, notamment de la génétique, l’éducation ainsi que la prise de conscience du public en général, ont contribué à changer les mœurs, faisant évoluer les mentalités et les lois, mettant ainsi fin à ce que nombreux activistes américains de l’époque appelaient « la pornographie du handicap » (4).
Les thérapies par les arts : le nouveau freak show
Aujourd’hui, c’est au nom de « l’axe-santé » et du « bien-être » accessible à tous, la nouvelle mode bonne à toutes les sauces, qu’on exploite les gens, servant ainsi de couvert socialement acceptable aux organismes culturels à la recherche de nouvelles sources de financement dans le domaine de la santé, via les thérapies par les arts. Des « fous » qui font de la thérapie, tout le monde trouve ça beau…
Entre autres, le Musée des Beaux-arts de Montréal a développé son propre département « Art-thérapie et mieux-être », qui cherche à « favoriser le mieux-être des divers publics, qu’ils aient des besoins particuliers ou non ». Le Théâtre du Nouveau Monde, quant à lui, a également lancé de « l’art thérapie » (sic), allant jusqu’à mettre en scène « des schizophrènes » (sic), tandis que les Grands Ballets canadiens de Montréal ont pour leur part mis sur pied leur Centre « national » (lire américain) de danse-thérapie (CNDT) en mars 2013.
Dans nombreux cas, beaucoup de gens (éducateurs, directeurs et gestionnaires) s’improvisent « thérapeutes », et toute activité dite « thérapeutique » est bonne pour la promotion. On offre des « cours de thérapie » grand public - en soi, un non-sens -, on fait des « pestacles », et ce, sans que personne, ni ordre ou association professionnelle valable ou digne de ce nom, n’intervienne, ne réagisse ou ne régisse ces « activités » grand public, qui frisent l’exploitation et l’instrumentalisation de la souffrance des gens.
Oubliez l'éthique, on est ici dans le marketing, le « produit dérivé » des organismes culturels, la soi-disant démocratisation de la culture, alors que c’est bien de santé mentale dont il est question. Tout cela, vous l’aurez compris, pour aller chercher des dons, des fonds et des subventions dans le domaine de la santé, les arts, c’est bien connu, étant sous-financés.
« Et oui, on a un côté business », avouait le directeur du CNDT des Grands Ballets canadiens de Montréal, M. Christian Sénéchal, au Devoir en mai dernier. Imaginez un seul instant votre psychologue, votre psychanalyste ou votre psychothérapeute affirmer une telle chose, faire de la business sur votre dos, alors qu’il s’agit d’un service de thérapie et donc relevant du domaine de la santé. Impossible, vous me direz, puisque la psychothérapie, son titre et son cadre sont protégés par un ordre professionnel, l’Ordre des psychologues du Québec. Mon point, précisément. My point exactly, for the English Canadians involved.
Mais les thérapies par les arts étant bien souvent mal aimées, malmenées, voire mal gérées, on fait comme si on était à la maternelle et on appelle ça de « l’éducation ». Dans bien des cas, ce sont malencontreusement des pseudos-associations qui « gèrent » ces professions et leur réglementation, travaillant main dans la main, de surcroît, avec ces organismes culturels…
Qui plus est, aucune danse-thérapeute ne fait partie de l’équipe permanente des Grands Ballets canadiens de Montréal afin d’évaluer les décisions en amont. Imaginons un seul instant l’Orchestre symphonique de Montréal opérant une clinique de médecine sans aucun médecin sur place. Que des gestionnaires, des responsables du financement, des relationnistes des médias, des publicistes, bref, la grosse machine de marketing pour mousser l’intérêt des gens. « Ça sent le gros racket de marketing » dirait-on, non ? My point again…
Et donc, je pose à nouveau les mêmes questions, auxquelles personne ne semble vouloir répondre depuis 2013 : 1) Que fait un organisme culturel dans le domaine de la santé ? 2) Une compagnie de ballet classique, aussi prestigieuse ou reconnue soit-elle à l’échelle internationale, possède-t-elle les compétences et la légitimité nécessaires pour œuvrer dans le milieu thérapeutique sans ordre ou association professionnelle pour encadrer leurs « activités » ? 3) Et finalement, que connaissent les Grands Ballets canadiens de Montréal à la déontologie justement ?
Pour ma part, j'y vois là beaucoup de monstruosités, de toutes parts, de tous côtés, mais particulièrement dans ces cirques médiatiques, assujettissant la souffrance et les vulnérabilités des gens. Or la question, dans cas-ci, est : qui sont les véritables freaks dans ces pseudo-entreprises ?
Une autre question qui demeurera longtemps sans réponse.
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(1) Vincent Pécoil, The freak show - exposer l’anormalité. Dans The freak show, collectif, Catalogue de l’exposition du Musée d’art contemporain de Lyon, 2007, p.11. Aussi disponible en ligne : http://www.lespressesdureel.com/PDF/932.pdf
(2) Idem, p.11
(3) Damásio, A. (2008). L’erreur de Descartes - La raison des émotions. Paris: Odile Jacob, p.26.
(4) Ibid.