Madame Béatrice est une dame d’un âge certain qui vit depuis longtemps dans la pauvreté, la misère absolue et la solitude la plus complète. Lorsque nous habitions sur la même rue, dans le quartier Centre-Sud, elle résidait alors dans une maison de chambres, j’avais visité la sienne. Pendant plus d’une décennie, j’ai observé cette femme aller et revenir de la Place Dupuis, où elle passe généralement ses journées, quelque part dans le coin des restos, histoire de voir des gens, de socialiser un tantinet et de jaser avec des amis.
Été comme hiver, madame Béatrice avance d’un pas ferme et déterminé, tête baissée, tenant sa sacoche très fort sous le bras, comme si elle affrontait des bourrasques de 100 km/hre, ou détenait le ballon de football et devait rejoindre la ligne de but sans se faire faucher. Elle marche aussi vite qu’elle parle, à la vitesse de l’éclair, c’est dire toute l’énergie qui l’anime.
Si vous lui adressez la parole, elle la prendra fièrement et s’empressera de vous révéler tout ce qui lui passe par la tête, sans jamais s’arrêter ni respirer, comme si elle profitait de cette courte fenêtre sur le monde externe pour débiter tout ce qui l’habite, avant de retrouver sa pleine solitude. « Tiens, Mme Béatrice. Vous allez bien aujourd’hui ? » « Heille, parle-moi en pas. Le fils du proprio est rentré chez nous sans ma permission, pis là… », et c’était parti. Mme Béatrice a toujours eu beaucoup de choses à raconter, à qui voulait bien prendre la peine de l’écouter.
Parfois, elle nous accompagnait, mon chien et moi, jusqu’au parc au coin de la rue, me racontant ainsi ses soucis, ses souvenirs d’enfance et tous ces proches qui sont morts au cours des dernières décennies, tout en ricanant des mouvements de mon chien et autres acrobaties canines… « Check-le, il lève la patte pour faire pipi ! » « Mais oui, c’est un mâle. Il marque son territoire. » « Ah ouin ? Ça me rappelle Chose là, comment qui s’appelle don… », et c’était reparti.
Je me souviens un jour lui avoir demandé si elle voulait venir avec moi à l’aide alimentaire du quartier, dont elle ignorait l’existence. « Non, non, non !, avait-elle fermement rouspété. Moi, j’m’arrange toute seule ! » Mon genre de femme. Or plusieurs mauvaises langues dans le voisinage la méprisaient lâchement, la traitant de « folle » et de « vieille crisse » parce qu’elle a un « bon caractère » (lire, une femme qui ne se laisse pas marcher sur les pieds), mais surtout parce qu’elle est âgée, démunie, vulnérable, jacassant souvent seule sur le trottoir.
J’ai perdu Mme Béatrice de vue lorsque j’ai prestement quitté le quartier, avant de ressusciter quelque part dans Hochelag’. Mais récemment, en passant dans un centre commercial particulièrement loin de son patelin et de son trajet habituel, elle était là, avec un homme, les deux p’tits vieux se comportant comme des ados, se pognant les mains et les cuisses en-dessous la table. « Ah ben simonaque, c’est madame Béatrice… »
- Bonjour madame Béatrice. Vous allez bien ?
- Hein ? T’es qui toé ?
- Sylvie. On habitait sur la même rue… sur St-André.
- …
- Votre anniversaire, c’est le 14 octobre et votre…
- Ah oui, j’me souviens là. Tu restais en haut de l’escalier, le building pas loin de chez nous, avec le p’tit chien blanc.
- Il est mort mon chien, depuis, vous savez.
- Ah ouin ? La maladie, ça arrive…
- Non, non, il est mort de vieillesse. Et j’étais avec lui.
- Ah, ça aussi ça arrive.
On a jasé un peu, me confirmant qu’elle venait d’avoir, le mois dernier, 82 ans.
- Mais lui, en désignant d’un coup de tête l’homme à ses côtés, lui, il dit que c’est comme avoir 28 ans. Tsé ? Si t’inverses les chiffres, 82 ça fait 28.
- Ah ouais… je vois.
- Et lui, il a 71 ans. Et donc, il en a 17.
- OK. Alors vous fréquentez des p’tits jeunes, madame Béatrice, des hommes plus jeunes que vous, c’est ça ?
Les deux ont éclaté de rire, monsieur surmontant une importante scoliose de la région cervicale pour apercevoir mon visage. Je me suis penchée, on a rigolé un brin, et je suis repartie aussi vite que j’étais arrivée, laissant les deux tourtereaux se caresser les cuisses sous la table.
Je les ai quittés, d’abord contente d’apprendre que madame Béatrice est toujours vivante, et à la fois ébahie de savoir que ces deux oubliés de la société, deux êtres invisibles que plus personne n’aperçoit, avançant tous les deux, de surcroît, la tête franchement inclinée, eh bien, ces deux-là se sont trouvés. « Mme Béatrice est avec un homme de 11 ans son cadet… et ce, dans les deux versions mathématiques. C’est tout de même incroyable, cette femme ! »
Sans le savoir, ils avaient par ailleurs résolu une énigme qui m’habitait depuis quelques jours : « Ah, c’est pour ça ! C’est à cause du théorème du nombre inversé que je me sens comme si j’avais 94 ans depuis quelque temps… Bah, ça devrait aller beaucoup mieux l’an prochain. »