Passer au contenu principal

D’un simple mouvement à l’indépendance du Québec


La danse m’a toujours fascinée. Elle nous renvoie à un langage universel, et donc non-verbal, façonné par ce qui meut les individus, les peuples, sociétés et nations. Mouvoir, se mouvoir, s’émouvoir, danser, ce sont tous là, pour ainsi dire, des manifestations mouvementées.

Les émotions elles-mêmes, contrairement à la mauvaise réputation qu’on leur imputa tout au long de l’Histoire, trop souvent associées à l’irrationalité (féminine évidemment), sont en réalité des mouvements internes du corps, le terme émotion provenant du latin ex-movere, signifiant littéralement, mouvement se dirigeant vers l’extérieur*. Ces élans naturels, messagers internes du corps, servent à guider l’intelligence humaine sous toutes ses formes. Universelles, les émotions primaires ne connaissent pas les frontières que l’être humain lui-même s’imposa et sont à la source des sentiments et des pensées qui nous habitent, des gestes, paroles et actions que nous posons, somme toute, de l’expression humaine.

Spontanée ou chorégraphiée, une danse se compose d’une suite de mouvements dans l’espace-temps - mes deux plus grandes obsessions. Il y en a d’autres évidemment, danseuses et danseurs abritant généralement une tendance, voire une nature obsessive-compulsive, d’où le plaisir de la répétition, sublime sublimation.

Pourquoi cette fascination pour les mouvements dans l’espace-temps? Parce que ces deux notions, aussi simples puissent-elles paraître, d’une incommensurable complexité en réalité, comprennent absolument tout, l’Univers au grand complet et tout ce qu’il contient, visible ou non à l’œil nu, depuis le fameux Big Bang. La vie est mouvement et le mouvement c’est la vie. Sinon c’est la mort ou, pis encore, l’apathie.

Mouvement, espace-temps, effort et révolution

La mécanique du mouvement a été étudiée par nombreux scientifiques et physiciens, Isaac Newton (1642-1727) étant l’un des pionniers. Il formula des lois sur le mouvement, fondement de la mécanique classique; les principes de l’inertie, de la dynamique et des actions réciproques, ce dernier stipulant que pour chaque action il y a une réaction opposée équivalente. Notons qu'il existe un concept similaire en psychanalyse, la résistance au changement.

Rudolf (von) Laban (1879-1958), danseur et théoricien d’origine hongroise, concocta pour sa part un laborieux système de notation de la danse, après avoir longuement analysé et décomposé le mouvement sous tous ses angles, tel un artiste cubiste. C’était avant l’arrivée de la vidéo bien évidemment, qui facilita dès lors la capture ainsi que l’archivage des œuvres chorégraphiques. De l’imposante œuvre de Laban, on retiendra ici la notion d’effort qu’il élabora dans La maîtrise du mouvement, dont la première édition parut en 1950.

Soulignons que Laban s’intéressa également à la relativité spatio-temporelle, mise en lumière par Albert Einstein en 1915, celle-ci étant aussi influencée par l’attitude intérieure de l’individu : « Les constituants des différentes qualités d’effort résultent d’une attitude intérieure (consciente ou inconsciente) envers les facteurs moteurs du poids, de l’espace, du temps et du flux. L’attitude envers ces facteurs est différente suivant les espèces. L’indolence, un abandon excessif au temps, de l’animal qualifié de paresseux est tout autant proverbiale que la précipitation, un combat exagéré contre le temps, d’une belette. Chez l’homme [sic], rien n’est plus tragique qu’une indolence extrême ou une précipitation continuelle. » (1) L’état de précipitation constante dans lequel nous vivons est ainsi à la source de notre manque chronique de temps. Ralentir nous permettrait donc d’en acquérir.

Quant au concept d’effort, il réapparait incontestablement dans tout contexte révolutionnaire. Dans le cas qui nous intéresse ici, rappelons ce que Pierre Bourgault (1934-2003) disait en réponse à ceux qui attendaient les conditions gagnantes pour faire l’indépendance du Québec : « Ceux qui le disent s'imaginent que l'indépendance est une récompense pour les peuples parfaits. Bien au contraire, l'indépendance est l'instrument des peuples faibles, des peuples qui n'ont pas de pouvoirs, des peuples qui manquent de moyens. C'est parce que nous ne sommes pas prêts qu'il faut faire l'indépendance. Elle vient non pas à la fin de la vie d'un peuple, mais au début : c'est-à-dire au moment où ce peuple entend assurer sa pleine liberté et assumer ses pleines responsabilités. Non, l'indépendance n'est pas une récompense, c'est un effort. Non l'indépendance n'est pas un extrémisme, c'est la chose la plus normale au monde. » (2)

Il n’en tient qu’au peuple québécois à se mettre en mouvement, à s’extirper, un geste à la fois, de cet immobilisme ambiant, de cette grande torpeur. Faire l'effort de se lever deboutte et entrer dans la danse de l'indépendance. Agir pour ne pas mourir, et bientôt nous danserons.

-----
* À ce propos, vous pouvez également consulter le texte, de la même auteure, Le mouvement des émotions et la climatologie des corps (2016).
(1) La maîtrise du mouvement, 1994 (4ième éd.).
(2) Écrits polémiques, 1996.

Messages les plus consultés de ce blogue

Les fausses belles femmes

Après les Femmes poupées, femmes robotisées , voilà maintenant de fausses belles femmes dans un factice concours de beauté. Totalement artificielles, ces femmes, vous comprenez, ces différentes images ayant été générées par l’intelligence artificielle (IA) - (lire  Miss AI - Un podium de beauté artificielle ). Pour faire simple, il s’agit en réalité d’une vraie compétition toute féminine de la plus belle fausse femme créée par des hommes. Vous me suivez ? Non, on n’arrête pas le progrès. Ce sont majoritairement des hommes qui se cachent derrière la fabrication de ces images de fausses femmes. Des créateurs masculins qui passent sûrement d’innombrables heures devant un écran d’ordinateur à créer la femme idéale (ou de leurs rêves, allez savoir), à partir, on s’en doute, de leurs désirs, fantasmes, idéaux et propres standards de beauté – la beauté étant dans les yeux de celui qui regarde évidemment. Une beauté exclusivement physique, rappelons-le.  Même le jury est artificiel – ...

Mobilité vs mobilisation

On aime parler de mobilité depuis quelques années. Ce mot est sur toutes les lèvres. C’est le nouveau terme à la mode. Tout le monde désire être mobile, se mouvoir, se déplacer, dans son espace intime autant que possible, c’est-à-dire seul dans son char, ou encore dans sa bulle hermétique dans les transports collectifs, avec ses écouteurs sur la tête, sa tablette, son livre, son cell, des gadgets, alouette. On veut tous être mobile, être libre, parcourir le monde, voyager, se déplacer comme bon nous semble. On aime tellement l’idée de la mobilité depuis quelque temps, qu’on a même, à Montréal, la mairesse de la mobilité, Valérie Plante. On affectionne également les voitures, les annonces de chars, de gros camions Ford et les autres - vous savez, celles avec des voix masculines bien viriles en background - qui nous promettent de belles escapades hors de la ville, voire la liberté absolue, l’évasion somme toute, loin de nos prisons individuelles. Dans l’une de ces trop nombre...

Pour en finir avec Cendrillon

Il existe de nombreuses versions de « Cendrillon, ou, la Petite Pantoufle de verre », comme Aschenputtel,  ou encore « Chatte des cendres »... passons. Mais celle connue en Amérique, voire dans tous les pays américanisés, et donc édulcorée à la Walt Disney, est inspirée du conte de Charles Perrault (1628-1703), tradition orale jetée sur papier à la fin du 17 e  siècle. D'ores et déjà, ça commence mal. En 2015, les studios Walt Disney ont d'ailleurs repris leur grand succès du film d'animation de 1950, en présentant  Cinderella  en chair et en os, film fantastique (voire romantico-fantasmagorique) réalisé par Kenneth Branagh, avec l'excellente Cate Blanchett dans le rôle de la marâtre, Madame Trémaine ( "très" main , en anglais), généralement vêtue d'un vert incisif l'enveloppant d'une cruelle jalousie, Lily James, interprétant Ella (elle) dit Cendrillon (car Ella dort dans les cendres, d'où le mesquin surnom), Richard Madden, appelé Kit ...

« Femme Vie Liberté » Montréal 2024 (photos)

Deux ans après la mort de Mahsa Amini, décédée après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour le port « inapproprié » de son voile, le mouvement iranien « Femme Vie Liberté » se poursuit...  ----- Photos  : Sylvie Marchand, Montréal, 15 sept. 2024  À lire  :  Malgré la répression, de nombreuses Iraniennes ne portent pas de hijab ( La Presse , 14 sept. 2024)  Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, la répression « a redoublé d’intensité » (Radio-Canada, 15 sept. 2024)

Je me souviens... de Ludmilla Chiriaeff

(photo: Harry Palmer) La compagnie de danse classique, les Grands Ballets canadiens, a été fondée par une femme exceptionnelle qui a grandement contribué à la culture québécoise, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), surnommée Madame. Rien de moins. Femme, immigrante, visionnaire Née en 1924 de parents russes à Riga, en Lettonie indépendante, Ludmilla Otsup-Grony quitte l’Allemagne en 1946 pour s’installer en Suisse, où elle fonde Les Ballets du Théâtre des Arts à Genève et épouse l’artiste Alexis Chiriaeff. En janvier 1952, enceinte de huit mois, elle s’installe à Montréal avec son mari et leurs deux enfants – elle en aura deux autres dans sa nouvelle patrie. Mère, danseuse, chorégraphe, enseignante, femme de tête et d’action, les deux pieds fermement ancrés dans cette terre d’accueil qu’elle adopte sur-le-champ, Ludmilla Chiriaeff est particulièrement déterminée à mettre en mouvement sa vision et développer par là même la danse professionnelle au Québec : « Elle p...