« Chu pas là en ce moment. »
Voilà ce qu’affirmait l’humoriste Martin Petit, lors de son passage à la dernière émission de la saison de Tout le monde en parle, le 24 mai dernier, sans doute un des témoignages les plus pertinents depuis le début de cette pandémie.
Car plusieurs artistes, des êtres habituellement considérés comme étant particulièrement sensibles, peinent à écrire, à lire, à créer, ou même juste à se concentrer depuis quelque temps : « C’est très difficile de créer de l’humour quand tu sens la détresse des gens autour. […] Je suis une éponge. […] Pis moi, me mettre dans une bulle où j’ai du plaisir quand je sais qu’autour de moi, il y a de l’angoisse… »
Depuis l’arrivée du coronavirus sur notre territoire, le stress a monté d’un cran ou deux, voire trois dans certains cas. Notre cervelle a fortement été stimulée depuis plusieurs semaines, plus précisément l’amygdale, siège des émotions.
Même que dans certains cas de traumas (ou traumatismes), plusieurs neuroscientifiques utilisent l’expression « Brain Hijack ». Le cerveau se trouve en quelque sorte « détourné », monopolisé, accaparé, il devient alors difficile de se concentrer. (À ce propos, lisez Les étudiants disent ne pas avoir la tête aux études… Qu'en dit la science ?, ou encore (en anglais) Amygdala Hijack: When Emotion Takes Over). Et n'avons-nous pas vécu, mondialement, un traumatisme collectif ?
Un matin tu te lèves, et plus rien n’est comme avant. Un matin tu te lèves mais, le soir venu, tu te couches différemment, dans un état tout autre.
Parlez-en à mon ami qui habite en Allemagne depuis plusieurs années. Un matin de mai, alors qu'ils amorçaient joyeusement leur déconfinement, il s’est levé, sa conjointe est partie en bicycle, elle n’est jamais rentrée. Après une semaine de coma à l’hôpital, le visage méconnaissable en raison de ce terrible accident, elle est décédée : mort cérébrale. Une tragédie, en pleine pandémie.
On a beau avoir eu du temps, beaucoup de temps même, pendant ce Grand Confinement, avoir expérimenté de près, intimement, l’expansion de l’espace-temps, mais la concentration, elle, n’y est pas, n’y est plus, n’est pas entièrement revenue. Et elle continue encore aujourd'hui à nous faire défaut.
On se sent alors déphasé, déwrenché, déglingué, perdu… Moi qui rêve sans cesse d’être ailleurs, me voici à nouveau à la recherche de « ma Gaspésie ».
Et il y a cette journaliste partie en région en caravane – La nature sauvage, pour oublier (un peu) la pandémie –, ou encore cet autre, à Charlotte, en Caroline du Nord en ce moment, et je me dis : « Ah, le rêve… ». Être ailleurs, partir à la rencontre des gens, raconter leurs histoires, oublier la mienne.
Car on n’est tous « pas là » en ce moment, tous ensemble. Nous sommes tous un peu absent de notre propre personne, à côté de nos pompes, la tête dans les nuages. Et plusieurs d’entre nous peinons effectivement à écrire, à lire, à créer, à se concentrer.
Peut-être cela explique-t-il ce besoin intarissable d’être ailleurs, de partir. Partir pour oublier (un peu, beaucoup, à la folie), pour effacer l'insupportable, l'intenable, pour faire un reset mental.
Partir pour, peut-être, mieux revenir. Ou pas du tout.
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« Bien que beaucoup d’entre nous se plaisent à se considérer comme des créatures pensantes douées de sentiments, d’un point de vue biologique, nous sommes plutôt, et à l’inverse, des créatures sensibles capables de penser. »
– Jill Bolte Taylor, Voyage au-delà de mon cerveau (JC Lattès, 2008)
« La perception des émotions est à la base de ce que les êtres humains appellent, depuis des millénaires l’âme ou l’esprit. »
– Antonio Damásio, L’erreur de Descartes: la raison des émotions (Odile Jacob, 2008)
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(Photo : S. Marchand, « Embranchements », parc de la Promenade-Bellerive, 2018)