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J’ai connu des artistes qui, lorsque venait le temps de monter sur scène, s’entouraient d’autres artistes moins talentueux qu’eux afin de mieux briller de tous leurs feux et ainsi brûler les planches.
Similairement, j’ai observé plein d’hommes, au fil des ans, des amis comme des connaissances, qui choisissaient des femmes qu’ils trouvaient plus ou moins intelligentes afin de mieux briller à leurs côtés, le but, conscient ou non, étant évidemment de ne jamais se sentir dépassé, pire, inférieur à leur partenaire. Il faut dominer pour mieux régner.
La domination maquillée
Le surhomme, par définition, est un être exceptionnel agissant selon une force incroyable, une puissance remarquable. Pour y parvenir, le surhomme doit forcément se démarquer du lot, mieux encore, dominer.
Le surhomme, par définition, ne peut pas évoluer à l’ombre d’un autre, encore moins à l’ombre d’une femme qui le dépasse, voire le surpasse. Et c’est bien souvent sous le couvert de la parité, de l’égalité et de l’ouverture à l’autre que des hommes en position de pouvoir engagent des femmes qu’ils dominent discrètement, en âge ou intellectuellement.
Un peu partout dans notre société, encore au XXIe siècle, les femmes servent encore trop souvent à divertir et à amuser, après avoir pris soin de tout le monde, bien entendu. Dans les médias, par exemple, ce sont habituellement des femmes qui présentent les chroniques dites « culturelles ». Elles parlent d’arts et de spectacles, de potins de vedettes tout comme de leurs comptes Instagram, somme toute de choses amusantes et bien superficielles.
Elles parlent aussi de météo, de popotte et de bons vins, font des capsules légères ou absurdes, dites humoristiques, ou bien s’intéressent aux autres dans la bienveillance (le nouveau mot à la mode), la sensibilité et l’empathie. En général, les femmes doivent apparaître agréables, souriantes, soumises, courtoises, généreuses, gentilles.
La politique, les enjeux sociaux, l’économie, l’argent, les sports, les analyses et les critiques acerbes sur notre société demeurent des domaines réservés aux hommes apparemment brillants et prestigieux. Car là, c’est du sérieux, et eux, ça tombe bien, on les prend justement au sérieux. La virilité, synonyme de puissance et de vertu, vient toujours avec une certaine crédibilité.
La surfemme, elle, (le terme n’existe pas dans le dictionnaire, mais allons-y tout de même), c’est celle qui parviendrait à penser, à critiquer ou encore à diriger sans déranger les normes ni personne, ni représenter aucune menace pour les hommes en position de pouvoir. Et voilà précisément pourquoi le mot n’existe pas dans le dictionnaire : mission impossible.
Par définition, les femmes doivent déranger avec puissance et beaucoup de volonté pour obtenir l’égalité, et donc une partie du pouvoir, faire évoluer les choses, se libérer de normes sociales contraignantes et ainsi transformer notre société. Et le surhomme, lui, le vrai, ne devrait pas seulement accepter ce fait, mais leur faciliter la tâche en leur faisant une place véritable, sans fausse modestie, ni fardage ni maquillage, et partager le vrai pouvoir. Ce serait là, effectivement, une qualité exceptionnelle, géniale, presqu'un demi-dieu, un homme supérieur qui surpasserait enfin la norme.
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« Bon nombre d’hommes cultivés et pétris de qualités sont disposés à chanter nos louanges pour notre capacité à distraire en suscitant des émotions (traditionnellement, que sait faire une femme, si ce n’est faire passer agréablement les heures ?), mais ils gardent rigoureusement pour eux la littérature qui révolutionne, celle qui avance en terrain miné, celle qui stimule l’affrontement politique et la lutte héroïque avec le pouvoir, celle qui, impavide, s’expose au danger pour prendre la défense des valeurs fondamentales. Dans l’imaginaire collectif, le courage de traverser le monde en luttant avec des mots et des actions reste le terrain des intellectuels de sexe masculin. Par une sorte de réflexe culturel conditionné, on attribue encore aux femmes le balcon d’où elles peuvent contempler la vie qui passe, afin de la raconter ensuite avec des paroles immanquablement fragiles et délicates. Mais tout cela est en train de changer. Partout dans le monde, dans toutes les spécialités, nombre de femmes écrivent avec lucidité, avec un regard ferme, avec courage, et sans concéder aucune page mielleuse. La diffusion d’une intelligence féminine qui produit de l’écriture d’une grande force littéraire est devenue évidente. Mais les lieux communs ont la vie dure : les femmes émeuvent et divertissent tandis que, depuis leurs chaires de prestige, les hommes enseignent comment, avec des paroles viriles et des actions plus viriles encore, on façonne et refaçonne le monde. »
– Elena Ferrante, Femmes qui écrivent, dans Chroniques du hasard (Gallimard, 2019)