Pendant des siècles, les femmes seules (célibataires, divorcées, veuves, etc.) étaient considérées une anomalie, une incongruité de la société qu’il fallait questionner. À l’exception des religieuses bien entendu (mariées à Jésus), la majorité des femmes qui vivaient et déambulaient seules dans la cité avaient mauvaise réputation. C’était possiblement une sorcière ou une femme de « mauvaise vie ». Car une femme sans homme apparaissait toujours un peu louche, menant sans doute une vie de débauche et de dépravation.
Pis encore, on croyait ces femmes seules atteintes d’une maladie quelconque – nerveuse, mentale ou autre –, une pathologie qu’elles couvaient au plus profond de leur être. Une femme sans homme était potentiellement une folle, une aliénée, une déséquilibrée ou une lesbienne. Pendant des siècles, on pathologisa et médicalisa ainsi ce trouble de la femme seule, une maladie spécifique au « sexe faible ».
Pour illustrer, Edmond et Jules de Goncourt publiaient en 1865, Germinie Lacerteux, un roman inspiré de leur servante Rose Malingre qui menait – c’est du moins ce qu’ils affirmèrent avoir découvert après sa mort en 1862 – une double vie. Dans ce roman, Germinie incarne ce personnage qui, le jour, œuvrait comme bonne chez une dame, tandis que, le soir venu, elle sombrait dans la débauche en compagnie d’un méchant homme qui l’avait séduite. À propos de cette pauvre créature, les frères de Goncourt écrivaient : « L’irrégularité d’humeur de sa bonne, les dégoûts de sa vie, les langueurs, le vide et le mécontentement de son être, venaient de cette maladie que la médecine appelle la mélancolie des vierges. »
Au XIXe siècle, en effet, la « mélancolie des vierges et des veuves » était l’une de ces nombreuses maladies dont pouvaient souffrir les femmes. Il s’agissait en réalité d’une forme d’« hystérie » – maladie protéiforme inventée de toutes pièces par des hommes du tout-puissant corps médical. Ce mal humoral était évidemment réservé aux femmes puisqu’il fallait posséder, en son centre et ses entrailles, un utérus – organe à la source de nombreux maux typiquement féminins. Dès l’Antiquité, d’ailleurs, on croyait que cet « utérus furieux », tel un animal, se déplaçait dans le corps féminin à la recherche d’« humidité », provoquant en chemin ou selon sa localisation dans le corps, des symptômes, des troubles et des maux spécifiques aux femmes. Merci à Hippocrate.
De cette théorie saugrenue persista néanmoins, pendant des siècles, la croyance tenace que les femmes étaient plus susceptibles à la folie, à la « débilité mentale », aux troubles nerveux, de même qu’à des « crises de nerfs ». Sans grande surprise, ce mal du siècle, que fut l’hystérie au XIXe siècle, disparut lorsque le médecin et neurologue français Jean-Martin Charcot découvrit l’hystérie masculine…
La fausse maladie de l’hystérie
Aujourd’hui, pourtant, nous savons pertinemment que l’hystérie fut une pure fabrication des hommes des sciences médicales, pathologisant ainsi la nature même des femmes. Dans son ouvrage Invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière (Macula, 1982, 2014), le philosophe et historien de l’art français Georges Didi-Huberman écrit : « Dix mille fois l’hystérie aura été nommée, dé et renommée ([Pierre] Janet, qui ne croyait plus à une hystérie utérine, trouvait tout de même "pénible d’y renoncer", à ce mot très aristotélicien). – Extrait bref du catalogue : "Chez les Français : hystérie, hystéricie, hystéricisme, hystéralgie, spasme hystérique, passion hystérique, spasmes, maux de nerfs, attaques de nerfs, vapeurs, l’ammarry, asthme des femmes, mélancolie des vierges et des veuves, suffocation utérine, suffocation de matrice – [Edward] Jorden disait : "suffocation de la mère" –, épilepsie utérine, étranglement utérin, vapeurs utérines, névrose utérine, métro-nervie, névrose métrique, métralgie, ovairalgie, utéro-céphalie, encéphalie spasmodique, etc." »
Pendant tout ce temps, étrangement, l’homme seul, lui, n’a jamais représenté une menace, une anomalie, ni un malade pour personne. Au contraire, un homme qui vit et qui se promène seul est bien souvent perçu comme un sage, un grand voyageur, un aventurier, un explorateur, un brillant écrivain, un esprit fin, un maître penseur, un prophète, un ascète, un être hautement spirituel qui s’est judicieusement retiré du monde et de la norme sociétale afin de penser et de méditer sereinement. Autrement dit, cet homme seul est un être libre, indépendant, un solitaire totalement assumé.
La réalité est que, pendant des siècles, beaucoup d’hommes des différents pouvoirs (politiques, religieux, médicaux et autres) craignaient la nature des femmes. À ce propos, Didi-Huberman ajoute : « Pendant qu’elle représentait, pour tous, une grande peur, l’hystérie fut donc, longtemps, très longtemps, la bête noire des médecins : car l’aporie faite symptôme. Or, c’était le symptôme d’être femme, tout abruptement ; et chacun le sait encore : ustera : ce qui est tout à fait en arrière, au fond, à la limite : la matrice. »
Pendant des siècles, en effet, ces femmes seules souffraient d’une grave anomalie, d’un problème intrinsèque à leur nature : elles n’étaient pas des hommes.