Passer au contenu principal

«L’événement», un livre encore d’actualité


Voilà tout juste un mois, l’écrivaine française Annie Ernaux recevait le Nobel de littérature – première écrivaine française, d’ailleurs, à recevoir ce prestigieux prix littéraire. 

D’abord, ce fut la honte, la mienne évidemment : « Mais qui est Annie Ernaux? Jamais entendu parler de cette écrivaine française ! » (Alors que je pourrais longuement vous parler des œuvres de ces « grands hommes littéraires » – Albert Camus, Romain Gary, George Orwell, et bien d’autres encore – dont on a cessé de vanter la plume et les mérites.) 

Ensuite, il fallait vite courir à la bibliothèque pour dénicher un de ses nombreux bouquins et ainsi éradiquer progressivement cette fâcheuse inculture des femmes qui écrivent. Car l’auteure française a publié plusieurs ouvrages, plus d’une vingtaine de romans et récits autobiographiques, remporté des prix, il fallait donc tout de suite mettre la main sur un titre. 

L’événement 

Écrit en 1999 et publié en 2000, L’événement est franchement bouleversant. L’auteure y fait le récit de l’avortement qu’elle a dû subir dans les années 60 (1963-1964) – un cauchemar qui dure de longs mois.

Dès le début du livre, Annie Ernaux justifie l’acte d’écrire sur cet événement et s’excuse presque de parler d’un sujet aussi ancien, dépassé, alors que les lois ont changé. Comme si tout cela était maintenant derrière nous, un faux-pas dans l’Histoire de l’humanité, une (autre) erreur de parcours subie par les femmes que l’on a depuis corrigée. 

En réalité, n’y a-t-il pas un sujet plus d’actualité de ce côté-ci de l’Atlantique, en 2022, près de 60 ans après son événement personnel, alors que plusieurs états des États-Unis restreignent l’accès à l’avortement ? C’est tout de même incroyable, effarant… On recule, sacrament.

Mais à la fin des années 90, le contexte sociopolitique était bien différent de celui des années 60 et l’écrivaine française, elle, tenait à écrire son histoire, à l’inscrire définitivement dans l’Histoire. De cette manière, pensait-elle, les femmes des générations futures sauront les épreuves et les difficultés qu’un bon nombre de femmes ont dû surmonter et péniblement traverser. 

Comme plusieurs de ses ouvrages (Le jeune homme, Une femme, La place, etc.), le récit est court, concis, servant également de témoignage, à l’instar d’une écrivaine-sociologue qui s’applique à documenter la réalité telle qu’elle a déjà existé. (Lire Le principe de la réalité, Le Devoir, 7 oct. 2022) 

On sort de cette lecture complètement troublée, tant par cette écriture profondément humaine, intime, honnête et superbement réaliste, que par cette histoire d’avortement très risqué, un poids lourd que doivent sans cesse porter les femmes au péril de leur vie et de leur santé, et qui est encore aujourd'hui, malheureusement, au cœur même de l’actualité, de notre terrible réalité.

*** 

« Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. »

- Annie Ernaux, L’événement (Gallimard, 2000)

*** 

(Image : capture d'écran - la fille à terre en dit long sur la situation...)

Aussi : La bataille pour l'avortement (La Presse, 6 nov. 2022)

Messages les plus consultés de ce blogue

Je me souviens... de Ludmilla Chiriaeff

(photo: Harry Palmer) La compagnie de danse classique, les Grands Ballets canadiens, a été fondée par une femme exceptionnelle qui a grandement contribué à la culture québécoise, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), surnommée Madame. Rien de moins. Femme, immigrante, visionnaire Née en 1924 de parents russes à Riga, en Lettonie indépendante, Ludmilla Otsup-Grony quitte l’Allemagne en 1946 pour s’installer en Suisse, où elle fonde Les Ballets du Théâtre des Arts à Genève et épouse l’artiste Alexis Chiriaeff. En janvier 1952, enceinte de huit mois, elle s’installe à Montréal avec son mari et leurs deux enfants – elle en aura deux autres dans sa nouvelle patrie. Mère, danseuse, chorégraphe, enseignante, femme de tête et d’action, les deux pieds fermement ancrés dans cette terre d’accueil qu’elle adopte sur-le-champ, Ludmilla Chiriaeff est particulièrement déterminée à mettre en mouvement sa vision et développer par là même la danse professionnelle au Québec : « Elle portait en

Mobilité vs mobilisation

On aime parler de mobilité depuis quelques années. Ce mot est sur toutes les lèvres. C’est le nouveau terme à la mode. Tout le monde désire être mobile, se mouvoir, se déplacer, dans son espace intime autant que possible, c’est-à-dire seul dans son char, ou encore dans sa bulle hermétique dans les transports collectifs, avec ses écouteurs sur la tête, sa tablette, son livre, son cell, des gadgets, alouette. On veut tous être mobile, être libre, parcourir le monde, voyager, se déplacer comme bon nous semble. On aime tellement l’idée de la mobilité depuis quelque temps, qu’on a même, à Montréal, la mairesse de la mobilité, Valérie Plante. On affectionne également les voitures, les annonces de chars, de gros camions Ford et les autres - vous savez, celles avec des voix masculines bien viriles en background - qui nous promettent de belles escapades hors de la ville, voire la liberté absolue, l’évasion somme toute, loin de nos prisons individuelles. Dans l’une de ces trop nombre

Pour en finir avec Cendrillon (2)

Pour clôturer leur saison 2022-2023 en grand, les Grands Ballets canadiens de Montréal nous proposent un autre classique insupportable, sexiste et passé date, un « ballet classique chatoyant », un « spectacle magique pour toute la famille », Cendrillon . Ben voyons donc.  Il existe maintes versions de ce conte très ancien, inspirant différents films, ballets, pantomimes et opéras. Plusieurs œuvres chorégraphiques ont vu le jour durant les périodes préromantique et romantique du XIXe siècle, il y a de cela plus de 200 ans. Et le ballet Cendrillon qui s’inscrivit au répertoire classique, sur la musique de Sergueï Prokofiev, est lui aussi basé sur le conte de Charles Perrault (1628-1703), tradition orale jetée sur papier à la fin du XVIIe siècle et repris par les frères Grimm au XIXe siècle. Déjà, ça part mal.  Bien connu du grand public, le récit met en scène une orpheline, petite « chatte des cendres » qui, grâce à ce mariage avec un prince charmant, parvient enfin à se sortir de la mi