Passer au contenu principal

Les 100 voix: Patrice


Les sans-voix sont partout. Pour bon nombre de gens qui vivent dans ce quasi-pays, ces individus ne sont que des figurants, des êtres sans voix, sans importance, qui apparaissent dans le background de leur film interne, dont ils sont évidemment la vedette, le centre de l’attention comme de la scène, avec leurs nombreux privilèges. Mais entre figurants, étrangement, non seulement on se voit, nous autres, mais on se parle et on s’entend. Bienvenue dans les coulisses des gens sans importance… 

*** 

Malgré les chantiers et les travaux en cours, sur Pie-IX, les oiseaux chantaient et volaient autour de nous. Ça grouillait de vie à l’arrêt d’autobus temporaire rempli d’ennui. 

« Au moins les oiseaux chantent, eux !, ai-je lancé à l’homme en avant de moé, un citoyen à l'apparence bien modeste. 
- Ouais, ça fait énormément de bien. 
- Énormément de bien, vous avez raison, mon cher monsieur. 
- Mon chat leur parle, aux oiseaux, tsé. Il leur fait la guerre. 
- Ah ouin ? »

Dans le temps de le dire, l’homme en question m’a révélé comment il avait sauvé le chat de son ami, qui habitait dans le même immeuble que lui, lorsqu’il est décédé. 

« À sa mort, je suis allé chercher le chat, je ne voulais pas qu’il soit euthanasié par [un organisme]. » 

Depuis plus d’une décennie, Bella, le chat, vit donc avec lui. Et à chaque anniversaire de son ami Serge, en octobre, il dit « bonne fête » à la chatte, sorte de messagère, le lien affectif qui unit toujours les deux vieux amis. 
- Vous êtes un bon homme… je veux dire, un homme bon. 
- Merci. 
- C’est quoi votre nom ? … » 

Patrice m’a parlé des « amours de [s]a vie » ; des chiens, des chats et même d’une tortue à qui il a rendu sa liberté. « C’était une tortue d’eau douce, je l’ai déposée dans l’eau, sur le bord de la rivière, et elle est partie en nageant. » 

- Je suis schizophrène, me lance-t-il en levant les mains dans les airs, en attendant ma réaction. 
- … 
- J’aime mieux le dire, être honnête avec le monde. 
- Je comprends ce que vous voulez dire, mais ça ne m’inquiète pas, ça ne me fait pas peur, vous savez. 

Patrice a été diagnostiqué sur le tard, me raconte-t-il, à l’âge de 30 ans. C'est effectivement pas mal tard. Avant ça, les voix qu’il entendait ne causaient pas vraiment de problèmes. Mais lors d’un épisode de dépression, les symptômes de la schizophrénie se sont aggravés, il a dû être hospitalisé : « Je n’aime pas dire "interné", mais c’est ça, j’ai été hospitalisé pendant trois mois. » 

Mais depuis plusieurs années maintenant, la terrible maladie chronique et ses symptômes envahissants sont sous contrôle. Même plus besoin d’être suivi par un psychiatre, affirme-t-il fièrement, c’est sa médecin de famille qui gère tout ça et qui lui donne sa médication. 

- Chaque trois mois, je reçois une injection de palipéridone, de l’Invega Trinza. 
- Du quoi ? 
- De l’Invega Trinza. Il y a de l’Invega Sustenna et de l’Invega Trinza. 
- Chaque trois mois ? C’est donc très concentré, ce médicament, ça agit à long terme, c’est ça ? 
- Ouais. Quand je reçois ça, je dors pendant presque deux jours. 

L’autobus arrive, on poursuit la conversation en route. On parle de sa famille et de son frère anti-vaccin. Mais Patrice, lui, s’est fait vacciner. Pas question de prendre de chance. Deux cancers, un seul rein, des poumons abimés, une santé fragile et un trouble psychiatrique sous contrôle, Patrice a expliqué à son frère ses motivations : il écoute sa médecin. 

« Elle est jeune, elle est vraiment bonne, et je lui fais confiance. 
- C’est important, ce lien de confiance. Et en plus, qui sait ce qui arriverait, Patrice, si tu attrapais la COVID-19. Peut-être que cela déclencherait à nouveau des vieux symptômes qui sont bien gérés depuis longtemps. 
- Ouin, non merci. Moi, j’écoute la science. Mais je suis pro-choix, chacun fait ce qu’il veut dans ma famille. La moitié est pro-vaccin, l’autre moitié est anti-vaccin. 

Nous débarquons au même endroit. 

- Je ne te suis pas, là, Patrice, mais moi aussi je m’en vais par-là. 
- Pas grave, moi non plus, je n’ai pas peur de toi… » 

*** 

Lorsqu’on prend le temps de les écouter respectueusement, les gens s’ouvrent comme des fleurs. Avec ou sans moineaux.

Messages les plus consultés de ce blogue

Je me souviens... de Ludmilla Chiriaeff

(photo: Harry Palmer) La compagnie de danse classique, les Grands Ballets canadiens, a été fondée par une femme exceptionnelle qui a grandement contribué à la culture québécoise, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), surnommée Madame. Rien de moins. Femme, immigrante, visionnaire Née en 1924 de parents russes à Riga, en Lettonie indépendante, Ludmilla Otsup-Grony quitte l’Allemagne en 1946 pour s’installer en Suisse, où elle fonde Les Ballets du Théâtre des Arts à Genève et épouse l’artiste Alexis Chiriaeff. En janvier 1952, enceinte de huit mois, elle s’installe à Montréal avec son mari et leurs deux enfants – elle en aura deux autres dans sa nouvelle patrie. Mère, danseuse, chorégraphe, enseignante, femme de tête et d’action, les deux pieds fermement ancrés dans cette terre d’accueil qu’elle adopte sur-le-champ, Ludmilla Chiriaeff est particulièrement déterminée à mettre en mouvement sa vision et développer par là même la danse professionnelle au Québec : « Elle portait en

Mobilité vs mobilisation

On aime parler de mobilité depuis quelques années. Ce mot est sur toutes les lèvres. C’est le nouveau terme à la mode. Tout le monde désire être mobile, se mouvoir, se déplacer, dans son espace intime autant que possible, c’est-à-dire seul dans son char, ou encore dans sa bulle hermétique dans les transports collectifs, avec ses écouteurs sur la tête, sa tablette, son livre, son cell, des gadgets, alouette. On veut tous être mobile, être libre, parcourir le monde, voyager, se déplacer comme bon nous semble. On aime tellement l’idée de la mobilité depuis quelque temps, qu’on a même, à Montréal, la mairesse de la mobilité, Valérie Plante. On affectionne également les voitures, les annonces de chars, de gros camions Ford et les autres - vous savez, celles avec des voix masculines bien viriles en background - qui nous promettent de belles escapades hors de la ville, voire la liberté absolue, l’évasion somme toute, loin de nos prisons individuelles. Dans l’une de ces trop nombre

Pour en finir avec Cendrillon (2)

Pour clôturer leur saison 2022-2023 en grand, les Grands Ballets canadiens de Montréal nous proposent un autre classique insupportable, sexiste et passé date, un « ballet classique chatoyant », un « spectacle magique pour toute la famille », Cendrillon . Ben voyons donc.  Il existe maintes versions de ce conte très ancien, inspirant différents films, ballets, pantomimes et opéras. Plusieurs œuvres chorégraphiques ont vu le jour durant les périodes préromantique et romantique du XIXe siècle, il y a de cela plus de 200 ans. Et le ballet Cendrillon qui s’inscrivit au répertoire classique, sur la musique de Sergueï Prokofiev, est lui aussi basé sur le conte de Charles Perrault (1628-1703), tradition orale jetée sur papier à la fin du XVIIe siècle et repris par les frères Grimm au XIXe siècle. Déjà, ça part mal.  Bien connu du grand public, le récit met en scène une orpheline, petite « chatte des cendres » qui, grâce à ce mariage avec un prince charmant, parvient enfin à se sortir de la mi