Chaque fois que je la croisais quelque part, dans une manif, une marche ou un rassemblement quelconque, je scandais toujours son prénom « Manon ! Manon! Manon ! », un poing de militante bien haut dans les airs. C’est à cause d’elle – ou grâce à elle, allez savoir –, que je me suis politisée il y a de cela plus d’une décennie.
Manon Massé était partout dans mon ancien quartier, omniprésente dans le misérable Centre-Sud de Montréal. Je la croisais tantôt dans la rue, tantôt dans le métro, en bicycle, ou encore au Comité social du Centre-Sud, un centre communautaire où l’on trouvait des services de toutes sortes comme de l’aide alimentaire pour les pauvres, les moins nantis, les poqués, les amochés, les dépressifs, les endeuillés par suicide et autres miséreux de ce quartier défavorisé.
Pendant des années, cette femme se présentait à chaque élection «provinciale» sans succès, sans jamais remporter la victoire. Par la même occasion, ses pancartes électorales étaient à tout coup, assurément vandalisées avec des moustaches tracées au feutre noir pour accentuer et ridiculiser son look de butch pourtant totalement assumé. Et c’est pour cette raison bien précise que j’ai toujours admiré cette femme : son authenticité. Une vraie et véritable authenticité. Pas celle que certains se tricotent et se fabriquent devant des médias, des caméras et des journalistes.
Et puis, un beau jour, en 2014, je l’avais croisée sur la rue St-Denis et, après avoir brièvement jasé des prochaines élections, elle m’avait dit : « Viens nous aider ». Ce fut comme un appel du prophète, la disciple n’ayant d’autre choix que d’accepter. Je m’étais donc impliquée pour son élection dans Sainte-Marie–Saint-Jacques, avais fait des heures de bénévolat, des téléphones, distribué des tracts pour notre candidate. Et elle avait gagné.
Quelques années plus tard, je m’étais de nouveau impliquée, cette fois dans ma nouvelle circonscription, Hochelaga-Maisonneuve. Et même là, dans Hochelag’, Manon était encore là, pas loin, pour appuyer leur nouveau candidat, Alexandre Leduc, qui a remporté la victoire en 2018. J’avais à nouveau donné du temps, fait du bénévolat pour le parti orange. Et quelle erreur ce fut ! Pendant des mois, je l’ai regretté.
Car, en 2019, quelques mois seulement après les élections de 2018, Québec solidaire se positionna alors contre la loi sur la Laïcité de l’État. Le parti pour lequel j’avais œuvré et donné du temps parlait maintenant et se positionnait dorénavant exactement comme le Parti libéral. Comment voulez-vous gouverner si vous n’écoutez pas la majorité de la population ? Ce fut pour moi la goutte de trop, la totale, un parti trop marginal, une méchante débarque. Oui, j’ai eu mal. Ciao, bye.
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En mai 2023, Manon Massé avait alors annoncé qu’elle quitterait ses fonctions de co-porte-parole de QS. En regardant de loin ce qui se déroulait sous nos yeux, j’avais alors prédit, quelques jours plus tard, que ce serait Ruba Gazal qui obtiendrait ce poste. Lors d’un rassemblement pour la Journée des Patriotes, j’avais alors croisé trois députés solidaires et avais lancé tout de go à Ruba Gazal : « Tiens, la prochaine co-porte-parole féminine ! » « Candidate ! » avait-elle rouspété du tac au tac. « Je ne suis que candidate pour le moment. » « Ça s’en vient, ça s’en vient... » avais-je insisté. Les trois députés avaient alors éclaté de rire. J’en avais évidemment profité pour croquer ce moment, le capturer avec mon appareil photo.
N’empêche, chaque fois que je croisais Manon Massé, dans différentes marches, manifs et rassemblements dans l’espace public, je scandais encore et toujours son prénom « Manon ! Manon ! Manon ! … », un poing dans les airs. Car cette femme était omniprésente sur le plancher des vaches, aux côtés des citoyens ben ordinaires. Cela a toujours été sa force, d’ailleurs, et sans doute sa priorité, « parler vrai » aux gens.
Mais là, c’est fini. Manon Massé ne se présentera pas aux élections de 2026. Et avec elle partira une grande sagesse à QS. Car par sa seule présence, cette femme tempérait le bouillonnant parti orange. On verra pour la suite – personne n’est irremplaçable – mais je subodore pour ma part une grande désorganisation, un dérapage, une dérive. Manon Massé incarnait depuis des années la boussole et l’ancre de cette barque orange. Ça risque fort bien de partir dans tous les sens...
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À la fin du mois d’août dernier, j’ai aperçu la gang de députés de Québec solidaire au centre-ville de Montréal, juste en face de la Place Tranquille. Ils avaient sûrement une réunion du parti avant la rentrée automnale, car plusieurs députés étaient là, dehors, devant un immeuble, en train de parler et de fumer une cigarette, dont Manon, avec ses bretelles et son look de butch habituel.
Pour la première fois depuis plus d’une décennie, je n’ai pas ressenti le désir de crier son prénom, ni de lever le poing haut dans les airs. Je sentais bien que, pour moi, tout cela était fini, cette brève aventure solidaire bel et bien terminée. Depuis quelques années, j’observais de loin ce mouvement entravé.
Une fois rendue au coin de la rue, Gabriel Nadeau-Dubois (aka GND) est arrivé juste à mes côtés. « Tiens, un homme libre ! », lui avais-je spontanément lancé. Politiquement parlant, s’entend. « Bonjour », avait-il suspicieusement soufflé. « Bravo, M. Nadeau-Dubois. Vous avez bien fait de quitter ce parti de façon aussi élégante. Vous avez bien fait ça. Après, vous vous sentirez mieux, c’est sûr. » « Je me sens déjà mieux » avait-il répondu spontanément. « Tant mieux ! Bonne chance pour la suite. Au revoir ! » Et je suis partie. J’ai poursuivi ma route en me disant que sans GND à la tête, ce parti orange était cuit. (QS, GND et la gauche incendiaire)
Et bientôt sans le cœur, l’âme et la conscience de la député Manon Massé, que restera-t-il de Québec solidaire ? Une mort imminente ? Une très longue et pénible renaissance ? Allez savoir. Pour ma part, je n’y vois que des cendres de couleur orange.
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Photos : Sylvie Marchand, Manon Massé, manif pour la planète, 22 avril 2023 ; Ruba Gazal, GND et Alexandre Leduc, Journée des Patriotes, 22 mai 2023.